— Pour le passage secret ou pour t’avoir raté avec mon arbalète ?
— Pour ne pas m’appeler Votre Grandeur ou Très Honoré, comme Musenge et les autres.
Dans le tunnel, Mat trouva une lanterne et l’alluma.
Derrière lui, Selucia ricana.
— Si tu n’aimes pas ça, Cauthon, tu as devant toi un avenir très agaçant. Pour cesser d’être le Prince des Corbeaux, il n’y a qu’un seul moyen : se retrouver avec un nœud coulant autour du cou.
Quelle femme plaisante…, pensa Mat.
Encore un peu, et il aurait préféré l’époque où elle ne lui adressait pas la parole. Secouant la tête, il s’engagea dans le passage, soudain conscient qu’elle ne lui avait pas dit où il conduisait.
Flanqué de deux Promises, Rand traversait le camp d’Elayne, en direction de la lisière orientale du bois de Braem. Même si la nuit était tombée, très peu de soldats dormaient. En effet, le camp était en cours de démontage en vue du départ pour le Cairhien, dès le lendemain matin.
Avec deux Promises seulement, Rand se serait presque senti exposé. Naguère, même une seule lui aurait paru de trop. Mais la Roue, en tournant, avait changé sa vision du monde aussi sûrement qu’elle modifiait les saisons.
Le Dragon avançait sur une piste naturelle éclairée par des lanternes. Alentour, de petits bruits troublaient la quiétude de la nuit. Quelque part, on chargeait des vivres dans un chariot, on aiguisait une épée ou on distribuait le rata à des guerriers affamés.
Les hommes ne s’interpellaient pas entre eux. Parce que d’autres dormaient, sans doute, mais surtout parce que les Trollocs, très proches du camp, avaient d’excellentes oreilles. Mieux valait parler à voix basse et ne pas dialoguer d’une extrémité du terrain à l’autre.
Sur les lanternes, des caches tamisaient la lumière et les feux de cuisson étaient au minimum.
Son long paquet sous un bras, Rand abandonna la piste et s’engagea dans un champ d’herbes hautes que le vent faisait osciller paresseusement. Sa destination ? La tente de Tam, soit un trajet assez court.
En chemin, il répondit aux saluts des sentinelles. Des hommes surpris de le voir, mais pas étonnés qu’il traverse le camp. Elayne ayant informé ses soldats de sa première visite, ils savaient que le Dragon avait ses entrées chez la reine.
Je dirige cette armée, avait-elle dit la dernière fois qu’ils s’étaient vus, mais c’est toi, son cœur battant. Tu as rassemblé ces femmes et ces hommes, Rand. C’est pour toi qu’ils se battent. Quand tu viens, permets-leur de te voir.
Un conseil que le Dragon avait écouté. Ces combattants, il aurait voulu les protéger davantage, mais il devrait se résigner à porter seul ce fardeau. Le secret, avait-il découvert, n’avait jamais été de s’endurcir au point de risquer la rupture. Ni de devenir indifférent. La clé, c’était de marcher en souffrant – comme avec les blessures, sur son flanc – et d’accepter la douleur comme une part de lui-même.
Deux gars de Champ d’Emond gardaient la tente de Tam. Quand ils se redressèrent et le saluèrent, Rand leur rendit la politesse. Ban al’Seen et Dav al’Thone… Qui aurait cru que ces types salueraient quelqu’un un jour ? Et qu’ils s’y prendraient bien…
— Votre mission est importante, les gars, dit Rand. Autant que toutes les autres dans cette guerre.
— Défendre Andor, seigneur ? demanda Dav, perplexe.
— Non, veiller sur mon père. Faites-le bien, surtout…
Laissant les Promises dehors, Rand entra sous la tente.
Derrière une table pliable, Tam étudiait des cartes. Rand sourit. Quand il examinait un mouton coincé dans un buisson d’épineux, son père affichait la même expression sérieuse.
— Tu sembles croire que j’ai besoin qu’on me materne, fit Tam.
Répondre à cette remarque, comprit Rand, serait revenu à entrer dans un poste de garde plein d’archers et à défier chaque homme de lui tirer dessus. Sans un mot, il posa son paquet sur la table.
Tam regarda le long objet, puis souleva le tissu qui l’enveloppait. Très vite, il eut déballé une magnifique épée glissée dans un fourreau noir laqué orné de dragons rouge et or entrelacés.
Le père de Rand leva des yeux interrogateurs.
— Tu m’as donné ton épée, rappela Rand, et je ne te l’ai jamais rapportée. En voilà une, pour la remplacer.
Tam dégaina l’arme… et écarquilla les yeux.
— Fiston, c’est un cadeau bien trop beau.
— Rien n’est trop beau pour toi… Rien du tout.
Tam secoua la tête et rengaina l’épée.
— Elle finira au fond d’un coffre, oubliée comme la précédente, que je n’aurais jamais dû rapporter à la maison. Fils, tu tiens bien trop à cette lame…
Il fit mine de rendre l’arme à Rand.
— Je t’en prie ! l’implora le Dragon. Un maître de la lame doit avoir une arme à sa mesure. Prends-la, ça soulagera ma conscience. Tout fardeau dont je m’allégerai m’aidera à traverser les jours à venir.
— Tu me fais un sale coup, Rand.
— Je sais… Ces derniers temps, j’ai fréquenté trop de gens ennuyeux. Des rois, des seigneurs, des dames, des fonctionnaires…
À contrecœur, Tam accepta l’épée.
— Dis-toi que c’est un remerciement que t’adresse le monde, fit Rand. Si tu ne m’avais pas tout appris sur la flamme et le vide, il y a des années… Eh bien, je ne serais pas là, père. Parce que je pourrirais sous terre, j’en ai la certitude. (Il baissa les yeux sur l’épée.) C’est sûr, si tu n’avais pas fait de moi un bon archer, je n’aurais jamais connu les notions qui m’ont gardé sain d’esprit pendant les heures difficiles.
— La flamme et le vide n’ont rien à voir avec le tir à l’arc.
— Oui, je sais… C’est une technique d’escrimeur.
— Pas davantage, fit Tam en accrochant le fourreau à son ceinturon.
— Mais…
— La flamme et le vide ont le centre pour sujet. Et la paix. Si je pouvais, je les enseignerais à tous les humains de ce monde, qu’ils soient soldats ou non. (L’expression de Tam s’adoucit.) Mais que suis-je en train de faire ? Te tenir un sermon ? Dis-moi plutôt où tu as eu cette épée.
— Je l’ai trouvée.
— C’est une des plus belles armes que j’aie vues. (Tam dégaina de nouveau l’arme et étudia la texture du métal.) Une lame antique, souvent utilisée… Bien entretenue, ça se voit, mais pas du genre à avoir été exposée dans la collection de trophées d’un seigneur. Des hommes ont manié cette arme… et tué avec.
— Elle appartenait… à une âme qui m’est proche.
Tam chercha le regard de son fils.
— Dans ce cas, je devrais l’essayer… Suis-moi.
— Dans la nuit ?
— Il ne fait pas si sombre… Une heure parfaite. Le terrain d’exercice ne sera pas bondé.
Rand arqua un sourcil, mais il s’écarta pour laisser passer son père. Ensuite, il lui emboîta le pas, les deux Promises fidèles comme son ombre.
Sur le terrain d’exercice, à la lueur de lanternes, quelques Champions s’entraînaient encore.
À côté du râtelier d’épées en bois, Tam dégaina sa nouvelle lame et exécuta quelques figures à blanc. Malgré ses cheveux gris et ses rides autour des yeux, Tam al’Thor bougeait avec la fluidité et la grâce d’un ruban de soie dans le vent.
Rand n’avait jamais vu son père se battre, même à l’entraînement. À dire vrai, une part de lui avait du mal à imaginer le doux Tam al’Thor tuant autre chose qu’une grouse pour le dîner.
À présent, il mesurait combien il se trompait. Épée en main, Tam se glissait dans les figures d’escrime comme dans une confortable paire de bottes. Bizarrement, Rand en éprouva quelque jalousie. Pas spécifiquement envers son père, mais pour tous ceux qui trouvaient la paix en s’exerçant à l’épée.