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— Les souches d’arbres et les hommes, Moiraine. Chez moi, nous avons les deux, et les unes ne sont pas plus susceptibles de bouger que les autres.

— Tu es peut-être trop dur avec toi-même… Ce n’est pas l’entêtement qui te motivait, mais la volonté de te prouver, et de montrer aux autres, que tu pouvais faire les choses seul. (Moiraine posa une main sur le bras de Rand.) Mais ce n’est pas possible, pas vrai ?

Rand acquiesça. Puis il toucha Callandor, qu’il avait accrochée dans son dos. Le secret final de l’épée, il le connaissait, à présent. C’était un piège, et sacrément intelligent. Car cette arme n’était pas un sa’angreal pour le seul Pouvoir de l’Unique, mais aussi pour le Vrai Pouvoir.

S’il avait jeté la clé d’accès, dans son dos, il portait un artefact terriblement tentant. Le Vrai Pouvoir – soit l’essence même du Ténébreux – était ce qu’il avait touché de plus doux dans sa vie. Avec Callandor, il était en mesure de s’emplir d’une puissance qu’aucun homme n’avait jamais détenue. L’épée n’étant pas munie des dispositifs de sécurité qui limitaient les autres angreal et sa’angreal, il se révélait impossible de dire quelle quantité de Pouvoir il serait capable de puiser.

— Et voilà, ça recommence…, murmura Moiraine. Que mijotes-tu, Rand al’Thor, toi qui es le Dragon Réincarné ? Peux-tu enfin te laisser aller assez pour me le dire ?

Rand dévisagea la sœur.

— C’est l’objectif de toute cette conversation ? M’arracher ce secret ?

— Tu as une trop haute idée de mes aptitudes de manipulatrice.

— Une réponse qui n’en est pas une…

— C’est vrai, admit Moiraine. Mais puis-je souligner que tu as commencé en éludant ma question ?

Rand repassa leur dialogue dans sa tête et dut convenir que c’était vrai.

— Je vais tuer le Ténébreux, dit-il. Pas seulement l’enfermer, mais en finir avec lui.

— Moi qui croyais que vous aviez tous grandi, pendant mon absence, soupira Moiraine.

— Seul Perrin a grandi, répondit Rand. Mat et moi, nous avons appris à faire semblant d’avoir mûri. (Il hésita.) Et Mat n’a pas vraiment réussi…

— Tuer le Ténébreux est impossible, dit Moiraine.

— Moi, je pense pouvoir le faire. Je me souviens des actes de Lews Therin, et il y a eu un moment… Un bref moment. C’est faisable, Moiraine. Je me sens plus capable de ça que d’emprisonner de nouveau le Ténébreux.

La stricte vérité. Même si, en toute franchise, il doutait de pouvoir faire l’un comme l’autre…

Des questions, toujours des questions. N’avait-il pas droit à quelques réponses ?

— Le Ténébreux est une part de la Roue, rappela Moiraine.

— Non, il est à l’extérieur de la Trame. Aucun rapport avec la Roue.

— Bien sûr que si, Rand ! Nous sommes les fils qui donnent sa substance à la Trame, et le Ténébreux nous… affecte. Tu ne pourras pas le tuer. C’est perdu d’avance. Le pari d’un fou.

— J’ai été un fou, il fut un temps. Et je peux en redevenir un. Par moments, toute ma vie – l’ensemble de ce que j’ai fait – ressemble au pari d’un fou. Que pèse un défi de plus, quand on a relevé tous les autres ? Le dernier, j’en triompherai peut-être.

Moiraine serra très fort le bras de Rand.

— Tu as beaucoup grandi, et pourtant, tu es resté un enfant, ne crois-tu pas ?

Rand contrôla immédiatement ses émotions et ne releva pas la provocation. Le meilleur moyen de passer pour un enfant, c’était de se comporter comme tel. Le dos bien droit, il parla posément.

— J’ai vécu quatre siècles, Moiraine. Comparé à la Roue, dont l’âge est infini, je suis peut-être encore un enfant, comme nous tous. Cela dit, je compte parmi les doyens de ce monde.

Moiraine eut l’ombre d’un sourire.

— Très impressionnant ! Ça fonctionne avec les autres ?

Rand hésita… puis il s’avisa qu’il souriait aussi.

— Sur Cadsuane, en tout cas…

— Oui, celle-là, fit Moiraine, un rien agacée. La connaissant, je doute que tu l’aies aussi bien roulée dans la farine que tu le penses. Tu as les souvenirs d’un homme âgé de quatre cents ans, Rand al’Thor, mais ça ne fait pas de toi un vieillard. Sinon, Matrim Cauthon serait le patriarche des patriarches.

— Mat ? Que vient-il faire là-dedans ?

— Oublie ça. C’est quelque chose que je ne suis pas censée savoir. Dans ton cœur, tu es toujours un berger aux yeux ronds de surprise. Et je n’aurais pas voulu qu’il en soit autrement. Malgré sa sagesse et sa puissance, Lews Therin a échoué là où tu réussiras. Maintenant, aurais-tu la gentillesse de me servir un peu d’infusion ?

— Oui, Moiraine Sedai.

Rand se dirigea vers la bouilloire tenue au chaud sur un feu. Puis il se pétrifia et se retourna.

La sœur le regarda, ses yeux pétillant de malice.

— Je voulais voir si ça fonctionnait encore…

— Je ne vous ai jamais servi de l’infusion, s’insurgea Rand en revenant vers la sœur. Si je me souviens bien, lors des dernières semaines que nous avons vécues ensemble, c’était moi qui donnais les ordres.

— C’est exact, concéda Moiraine. Réfléchis à ce que je t’ai dit au sujet du Ténébreux. Mais passons à une autre question. Que vas-tu faire à Ebou Dar ?

— Les Seanchaniens… Il faut que j’essaie de les convaincre de rallier notre camp, comme je l’ai promis.

— Si ma mémoire est bonne, tu n’as pas promis d’essayer, mais de réussir.

— En politique, « promettre d’essayer » ne mène jamais loin, même quand on est sincère.

Rand leva sa main intacte, le bras tendu et les doigts dressés, et regarda par le rabat ouvert de sa tente. On eût dit qu’il se préparait à saisir les terres qui s’étendaient au sud. S’en emparer, les déclarer siennes et… les protéger.

Sur son bras, le dragon or et écarlate brillait.

— « Une fois le Dragon, pour les souvenirs perdus », cita-t-il en levant son moignon. « Deux fois le Dragon, pour le prix qu’il doit payer. »

— Et que feras-tu si l’Impératrice refuse encore ton offre ?

Rand ne lui avait jamais parlé de la première tentative ratée. Mais Moiraine n’avait pas besoin qu’on l’informe des événements. Elle les découvrait toute seule.

— Je n’en sais rien, avoua Rand. Si les Seanchaniens ne se battent pas, nous perdrons. Et s’ils ne signent pas la Paix du Dragon, nous aurons fait tout ça pour rien.

— Tu as passé trop de temps sur ce traité, fit Moiraine. Ça t’a éloigné de ton objectif. Le Dragon n’apporte pas la paix, il sème la destruction. Tu ne changeras pas ça avec un document…

— Nous verrons… Merci de votre avis, en tout cas. Aujourd’hui, et jadis… J’ai peur de ne pas avoir dit ça assez souvent. J’ai une dette envers vous, Moiraine.

— Eh bien, j’ai toujours envie d’une infusion…

Rand regarda la sœur, incrédule. Puis il éclata de rire et alla la servir.

Moiraine sirotait la tasse d’infusion que Rand lui avait versée avant de se retirer. Depuis leur séparation, il était devenu un dirigeant majeur. Pourtant, il restait aussi humble que le jour où elle l’avait rencontré à Champ d’Emond. Et même peut-être plus…

Humble devant moi, plutôt… Croire qu’on peut tuer le Ténébreux n’est pas un indice d’humilité.

Rand al’Thor, un si curieux mélange de modestie et d’orgueil. Avait-il enfin trouvé le bon équilibre ? Malgré ce qu’elle avait prétendu, ses actes face à elle, en ce jour, prouvaient qu’il était un homme et plus un enfant.

Un homme, cependant, pouvait toujours commettre des erreurs. Souvent, elles étaient plus dangereuses que celles d’un enfant.