— Là, tu exagères. Ce n’était pas si grave, je m’en souviens très bien.
Rand secoua la tête comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Quel ingrat, celui-là ! Mat était parti chercher Elayne, comme il le lui avait demandé, et il le remerciait comme ça ? Bon, d’accord, après, il avait fait quelques… détours. Mais sa mission, il l’avait accomplie, non ?
— Bon, souffla Mat en essayant de détendre les flux d’Air qui l’immobilisaient, je vais nous sortir de là, Rand. Après tout, c’est ma femme. Laisse-moi lui parler, et…
— Fille d’Artur Aile-de-Faucon, dit le Dragon à l’Impératrice, le temps nous entraîne vers la fin de toutes choses. L’Ultime Bataille a commencé, et les fils sont en train d’être tissés. Bientôt, mon ultime épreuve se déroulera.
Alors que Selucia lui adressait encore quelques mots par gestes, Tuon fit un pas en avant.
— Tu vas être emmené au Seanchan, Dragon Réincarné, dit-elle d’un ton serein mais ferme.
Mat sourit. Bon sang, quelle bonne Impératrice !
Ce qui ne l’excuse pas de m’avoir subtilisé mes médaillons…
À ce sujet, il faudrait qu’ils aient une petite conversation. S’il survivait à cette histoire. Elle n’allait quand même pas le faire exécuter ?
À tout hasard, le jeune flambeur tira de nouveau sur ses liens.
— Tu vois les choses ainsi ? demanda Rand.
— Tu t’es livré à moi. C’est un augure… (Une phrase prononcée comme à regret.) As-tu pensé que je te laisserais repartir ? Comme les autres dirigeants qui m’ont résisté, je dois te couvrir de chaînes. Et tu paieras le prix du manque de mémoire de tes ancêtres. Tu aurais dû te souvenir de tes serments.
— Je vois, fit Rand.
Bon, songea Mat, dans son rôle de roi, il n’est pas mauvais non plus.
Ces derniers temps, de quel genre de gens s’était donc entouré le jeune flambeur ? Et où étaient les jolies serveuses et les soldats amateurs de bringues ?
— Impératrice, continua Rand, dis-moi quelque chose. En revenant ici, qu’aurais-tu fait si les armées d’Artur avaient encore été au pouvoir ? Si nous n’avions pas oublié nos serments, restant fidèles à l’Empereur ? Oui, qu’aurais-tu fait ?
— Nous vous aurions tenus pour des frères, répondit Tuon.
— Vraiment ? Et tu te serais inclinée devant le trône d’Aile-de-Faucon ? Si son empire existait encore, il serait dirigé par un de ses héritiers. Aurais-tu tenté de dominer ce monarque ? Ou lui aurais-tu juré allégeance ?
— Les choses ne sont pas ainsi, répliqua Tuon.
Mais elle semblait intriguée par les propos du Dragon.
— C’est vrai…
— Et selon ton propre argument, Dragon, tu dois te soumettre à nous.
— Je n’ai jamais impliqué ça, mais faisons comme si… Au nom de quoi revendiques-tu nos pays ?
— Au nom de l’unique légitime héritière d’Artur.
— Et pourquoi est-ce pertinent ?
— Parce qu’il s’agit de son empire. Il est le seul à l’avoir unifié. Et l’unique empereur à y avoir régné dans toute sa grandeur et sa gloire.
— C’est là que tu te trompes, dit Rand d’un ton très doux. Reconnais-tu que je suis le Dragon Réincarné ?
— Eh bien, oui, tu dois l’être…
Tuon hésitait, comme si elle pressentait un piège.
— Dans ce cas, tu me reconnais pour ce que je suis, et tu m’acceptes. (Là, la voix de Rand faisait plutôt penser à une sonnerie de cor.) Durant l’Âge des Légendes, j’ai régné sur ces nations, et elles étaient unifiées. Je dirigeais les armées de la Lumière, et la Bague de Tamyrlin brillait à mon doigt. Premier parmi les Serviteurs, j’étais l’Aes Sedai le plus haut placé, avec le pouvoir d’invoquer les Neuf Baguettes du Dominium. (Rand fit un pas en avant.) Les dix-sept généraux de la Porte de l’Aube m’étaient loyaux et m’obéissaient. Fortuona Athaem Devi Paendrag, mon autorité est supérieure à la tienne.
— Artur Aile-de-Faucon…
— Mon autorité est aussi supérieure à la sienne ! Si tu prétends régner au nom des conquêtes d’Artur, tu dois t’incliner devant mes prétentions, qui passent avant les tiennes. J’ai conquis avant lui, mais sans avoir besoin d’une épée. Impératrice, tu es dans mon royaume parce que je tolère ta présence.
Dans le lointain, le tonnerre gronda. Mat en eut la chair de poule. Cet homme, c’était Rand, non ? Simplement Rand…
Tuon recula, les yeux écarquillés et les lèvres entrouvertes. Sur son visage s’affichait une horreur sans nom, comme si elle venait d’assister à l’exécution de ses parents.
Autour des pieds de Rand, de l’herbe verte apparut en un clin d’œil. Alors que ce périmètre de vie s’étendait, les Gardes de la Mort sursautèrent, main sur la poignée de leur épée. Les buissons en berne reprirent des couleurs et se redressèrent comme au sortir d’un long sommeil.
Très vite, les jardins tout entiers reverdirent.
— Il est toujours sous bouclier ! cria la sul’dam. Très Honorée, il est coupé de la Source.
Mat frissonna puis remarqua un détail qu’il aurait été facile de rater.
— Tu es en train de chanter ? souffla-t-il à Rand.
Oui, c’était évident. Entre ses dents, le Dragon Réincarné chantait. Du coup, le jeune flambeur tapa du pied.
— Je suis sûr d’avoir déjà entendu cet air… Ce ne serait pas Deux Servantes au bord de l’eau ?
— Mat, tu ne m’aides pas. Ferme-la !
Rand continua à chanter. Tous les troncs se redressèrent et les branches des sapins les imitèrent. Puis, sur ce qui était bien des pêchers, des feuilles apparurent et grossirent à vue d’œil.
Les protecteurs de Tuon pivotèrent sur eux-mêmes, tentant de voir tous les végétaux en même temps. Alors que Selucia voûtait les épaules, Tuon, le dos bien droit, soutenait le regard de Rand. Quant à la sul’dam et à la damane, elles devaient avoir cessé de se concentrer, puisque les liens de Mat se dissipèrent.
— Contestes-tu mes droits ? demanda Rand. Nies-tu que mes prétentions sur ces terres sont antérieures aux tiennes de plusieurs milliers d’années ?
— Je…
Tuon prit une grande inspiration et défia le Dragon du regard.
— Le monde, tu l’as disloqué puis abandonné. Oui, je conteste tes droits.
Derrière Tuon, les arbres bourgeonnèrent, évoquant l’explosion simultanée de centaines de plantes nocturnes. Dans un feu d’artifice de couleurs, des fleurs s’ouvrirent et offrirent leurs graines au vent, qui se chargerait de les répandre dans tous les jardins et au-delà.
— Je t’ai permis de vivre, dit Rand, alors que j’aurais pu te détruire en une fraction de seconde. Sais-tu pourquoi ? Parce que tu as amélioré le sort des gens sur lesquels tu règnes – avec quelques exceptions regrettables, cependant. Ton pouvoir est fragile. S’il se perpétue, c’est grâce à l’acier et aux damane. Mais ta patrie est en flammes.
» Je ne suis pas venu te tuer, Impératrice, mais te proposer la paix. As-tu vu mes armées, derrière moi ? As-tu vu mes Asha’man ? Je suis là parce que je crois que tu as besoin de moi, comme j’ai besoin de toi.
Rand avança, et, ô surprise, se laissa tomber sur un genou, inclina la tête et tendit sa main indemne.
— Je te propose une alliance. L’Ultime Bataille est là, Impératrice. Accepte ma main, et bats-toi avec moi.
Un parfait silence s’abattit sur les jardins. Le vent mourut et le tonnerre se tut. Se détachant des branches, des fleurs de pêcher tombèrent sur l’herbe luxuriante.
Rand ne bougea pas, la main tendue.
Tuon la regarda comme elle eût considéré une vipère.
Mat bondit en avant.
— Bien joué, souffla-t-il à Rand. Très bien joué, même…