Il approcha de Tuon, la prit par les épaules et la fit pivoter vers lui. À trois pas de là, Selucia semblait sonnée et Karede n’en menait guère plus large. Inutile de compter sur ces deux-là.
— Écoute, fit tendrement Mat à son épouse. Écoute-moi… C’est un brave type, tu sais… Parfois un peu brut de décoffrage, mais tu peux te fier à sa parole. S’il te propose un pacte, il s’y tiendra.
— Un numéro impressionnant, fit Tuon, qui tremblait très légèrement. Mais qui est-il vraiment ?
— La Lumière me brûle si je le sais ! Tuon, j’ai grandi en sa compagnie, et je me porte garant pour lui.
— Matrim, chez cet homme, il y a une part d’obscurité. Je l’ai vue dès notre première rencontre.
— Tuon, regarde-moi, je t’en prie !
L’Impératrice daigna obéir.
— Tu pourrais confier le monde à Rand al’Thor ! Si tu ne lui fais pas confiance, fie-toi à moi ! C’est lui, notre seul choix. Et il est trop tard pour le conduire au Seanchan.
» Je suis à Ebou Dar depuis assez longtemps pour avoir jeté un coup d’œil à tes forces. Si tu veux livrer l’Ultime Bataille et reconquérir ta terre natale, il te faut une base stable ici, en Altara. Accepte son offre. Il revendique tout le continent ? Eh bien, demande-lui de figer tes frontières en l’état actuel et de l’annoncer aux autres dirigeants. Ils devraient écouter… Tuon, soulage-toi d’un peu de pression. Sauf si tu as envie d’affronter en même temps les Trollocs, les nations de ce continent et les rebelles qui sévissent au Seanchan.
— Nos forces…, fit Tuon en clignant des yeux.
— Pardon ?
— Tu dis avoir jeté un coup d’œil sur mes forces, Mat. Mais ce sont les nôtres. Matrim, tu es l’un d’entre nous.
— Oui, j’imagine que c’est vrai… Tuon, écoute-moi. Tu dois le faire. Je t’en prie !
L’Impératrice se tourna vers Rand, désormais agenouillé au milieu d’un cercle de fleurs de pêcher – dont pas une seule n’était tombée sur lui.
— Quelle est ton offre, Dragon ?
— La paix, dit Rand en se relevant, la main toujours tendue. Une paix de cent ans. Ou plus, si c’est possible. J’ai persuadé les autres monarques de signer un traité et de collaborer pour vaincre les forces des Ténèbres.
— Je veux que mes frontières soient sécurisées, dit Tuon.
— L’Altara et l’Amadicia seront à toi.
— Le Tarabon et la plaine d’Almoth aussi. Je les tiens, et ton pacte ne m’en chassera pas. Si tu veux la paix, concède-moi ce que je demande.
— Le Tarabon et la moitié de la plaine d’Almoth, dit Rand. Celle que tu contrôles déjà.
— Et toutes les femmes capables de canaliser, de ce côté de l’océan d’Aryth, deviendront mes damane.
— Ne pousse pas ta chance trop loin, Impératrice, fit sèchement Rand. Je… Eh bien, je t’autoriserai à faire ce que tu veux au Seanchan, mais j’exigerai que tu relâches toutes les damane capturées depuis votre arrivée ici.
— Dans ce cas, pas de pacte, trancha Tuon.
Mat retint son souffle.
Hésitant, Rand baissa sa main.
— Le sort du monde peut dépendre de ta décision, Fortuona. Je t’en prie !
— Si c’est si important, tu peux accéder à ma demande. Ce qui est à nous est à nous. Tu veux un traité ? Tu l’auras, mais avec cette clause : nous garderons les damane que nous avons déjà. En échange, je te laisserai repartir libre.
Rand fit la grimace.
— Tu es aussi coriace qu’une négociatrice du Peuple de la Mer.
— J’espère bien l’être davantage, fit froidement Tuon. Le monde, c’est ta responsabilité, Dragon, pas la mienne. Moi, je me soucie de mon empire. J’aurai grandement besoin de ces damane. À toi de choisir. Si j’ai bien compris, le temps presse.
Rand se rembrunit. Pourtant, il tendit de nouveau la main.
— Marché conclu ! Que la Lumière me pardonne, mais c’est d’accord ! Je porterai un fardeau de plus. Garde les damane que tu as déjà, mais interdiction d’en prendre une seule à mes alliés pendant l’Ultime Bataille. Après, en capturer une qui n’est pas sur ton territoire sera considéré comme une violation du traité. L’équivalent d’une attaque contre une autre nation.
Tuon avança et prit la main de Rand.
Mat relâcha enfin son souffle.
— J’ai un document à te faire lire et signer, dit Rand.
— Tu pourras le donner à Selucia, fit Tuon. Matrim, viens avec moi. Nous devons préparer l’Empire à la guerre.
Tuon s’éloigna d’un pas parfaitement contrôlé. Pourtant, Mat aurait juré qu’elle entendait se retrouver le plus loin possible de Rand. Un sentiment qu’il comprenait.
Il suivit sa femme, mais s’arrêta près du Dragon.
— On dirait que tu bénéficies aussi de la chance du Ténébreux, souffla-t-il. Je n’en reviens pas que ça ait fonctionné !
— Tu veux la vérité ? Moi non plus ! Merci de ta belle tirade.
— C’est ça, oui… Au fait, j’ai sauvé Moiraine. Compte avec ça quand tu te demanderas lequel de nous a gagné.
Mat s’éloigna. Dans son dos, le Dragon Réincarné éclata de rire.
18
Se sentir inutile
Gawyn se tenait dans un champ très proche de l’endroit où les Aes Sedai avaient pour la première fois combattu les Trollocs. Venus par les collines, ils s’étaient enfoncés dans les plaines du Kandor.
Depuis, l’avance ennemie était au point mort, et les contre-attaques avaient même permis de gagner quelques centaines de pas de terrain. Tout compte fait, cette bataille se déroulait bien mieux que prévu.
Depuis une semaine, les combats se passaient dans cet immense champ sans nom du Kandor. Sur le sol qui semblait avoir été labouré en vue des semailles, des cadavres gisaient un peu partout. Des charognes de Trollocs, surtout, que l’appétit de leurs congénères ne parvenait pas à éliminer.
Une épée dans la main droite et un bouclier dans la gauche, Gawyn se tenait devant le cheval d’Egwene. Sa mission consistait à abattre les monstres qui parvenaient à franchir le tir de barrage des Aes Sedai. En principe, il préférait tenir son arme à deux mains, mais contre les Trollocs, il avait besoin d’un bouclier. Parmi ses frères d’armes, certains le jugeaient idiot d’utiliser une épée. Eux, ils préféraient une pique ou une hallebarde, bref, tout ce qui pouvait garder les monstres à distance.
Mais avec une pique, on ne se battait pas vraiment en duel. Un piquier, en un sens, était une brique au milieu d’un grand mur. Davantage une fortification qu’un soldat, en somme. Une hallebarde était plus noble – au moins, il fallait quelque compétence pour manier sa lame –, mais ne procurait pas les sensations d’une épée. Avec cette arme, Gawyn contrôlait les combats qu’il livrait.
Sa gueule mêlant des traits d’homme à ceux d’un bélier, un Trolloc fondit sur lui. Ce spécimen était plus humain que beaucoup, en particulier sa bouche garnie de dents rouges de sang. Brandissant une masse d’armes au manche orné de la Flamme de Tar Valon, le monstre avait dû la récupérer sur le cadavre d’un Garde de la Tour. Bien qu’il se fût agi d’une arme à deux mains, la créature n’avait besoin que d’une seule pour la manier.
Gawyn s’écarta sur le côté puis leva son bouclier sur la droite pour parer le coup suivant. Enragé, le Trolloc répéta trois fois son attaque. La « tactique » universelle de ces abominations : frapper vite et fort et espérer que l’adversaire céderait.
Ça arrivait souvent. Pas mal d’hommes trébuchaient ou ne sentaient plus leur bras, engourdi par les impacts répétés. C’était là que les piquiers ou les hallebardiers se révélaient précieux, car ils formaient de véritables murs. Bryne recourait à ces deux types de « murs », et il en avait même improvisé un troisième : moitié hallebardes et moitié piques.