Dans des livres d’histoire, Gawyn avait lu quelques lignes sur des formations de ce type. Les forces de Bryne s’en servaient pour couper les jarrets des Trollocs. Après qu’une première rangée de piquiers eut repoussé les monstres, les hallebardiers les poursuivaient et les frappaient aux jambes.
Gawyn se pencha sur un côté. Pris au dépourvu par sa vitesse, le Trolloc tenta d’imiter son mouvement. Tirant parti de sa lenteur, le jeune homme lui coupa net la main au niveau du poignet. Puis il virevolta et enfonça sa lame dans le ventre d’un autre monstre qui avait réussi à franchir la barrière de feu des Aes Sedai.
Sa lame retirée des entrailles puantes, il la planta dans la gorge du premier Trolloc qui passa à sa portée. Morte sur le coup, la créature s’écroula.
La quatrième victime de Gawyn, en ce jour. Méticuleux, il essuya sa lame sur le carré de tissu accroché à son ceinturon.
Enfin, il regarda Egwene. Très droite sur sa selle, la Chaire d’Amyrlin déchiquetait des monstres par dizaines.
Depuis le début, les Aes Sedai avaient institué des rotations. Avec assez peu d’entre elles sur le front en même temps, les soldats encaissaient le plus gros de la violence. Mais ainsi, les sœurs venaient toujours se battre en étant reposées. Leur mission, essentielle, consistait à éparpiller les monstres par petits groupes que les fantassins se chargeaient ensuite de tailler en pièces.
Grâce à cette intervention des Aes Sedai, la bataille se déroulait très bien, même si elle restait cruelle. Depuis qu’ils avaient quitté les collines, derrière eux, les défenseurs n’avaient pas dû reculer une seule fois et la poussée des monstres était bel et bien enrayée depuis une semaine.
Perchée sur un hongre rouan, à côté d’Egwene, Silviana faisait de son mieux pour empêcher les Trollocs d’approcher. Devant les défenseurs, le sol était éventré, formant une série de tranchées naturelles. Malgré ces obstacles, quelques monstres parvenaient à passer pour venir défier Gawyn.
Captant un mouvement, dans la tranchée la plus proche, le jeune homme avança. Un Trolloc à tête de loup, tapi dans le trou, lui montra ses crocs.
Le Sanglier qui Dévale la Colline…
Raide mort, le monstre retomba dans sa fosse, et Gawyn essuya de nouveau sa lame. Cinq victoires ! Pas mal, pour la première de ses rotations de deux heures. Le plus souvent, il fallait l’admettre, les sœurs tenaient les monstres à distance et il se contentait de rester près d’Egwene. Mais aujourd’hui, la Chaire d’Amyrlin formait un binôme avec Silviana – qui trouvait sans doute très amusant de laisser quelques monstres passer, afin que le Champion d’Egwene ne s’ennuie pas.
Plusieurs explosions retentissant non loin de lui, Gawyn recula, puis il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La relève arrivait. Alors que Sleete prenait position avec le Champion de Piava Sedai, Gawyn le salua chaleureusement.
Puis il rejoignit Egwene et Silviana et quitta le champ de bataille avec elles. Via le lien, il sentait l’épuisement de sa femme. Elle en faisait trop, participant à un nombre insensé de rotations.
En traversant le champ, les deux Aes Sedai et Gawyn croisèrent un groupe de Compagnons de l’Illian qui montaient au front. N’ayant pas une vue d’ensemble assez précise de la bataille, Gawyn aurait été bien en peine de dire sur quelle position ces hommes seraient utiles. Avec un rien d’envie, il les regarda s’éloigner.
Maintenant plus que jamais, Egwene avait besoin de lui, et il le savait. La nuit, résolus à tuer des Aes Sedai, des Blafards s’introduisaient dans le camp armés de lames noires forgées dans la vallée de Thakan’dar. Quand Egwene dormait, Gawyn ne laissait à personne le soin de veiller sur elle. Et lorsqu’il tombait de fatigue, il comptait sur son épouse pour le requinquer. En fait, il fermait l’œil uniquement quand elle était en réunion avec le Hall de la Tour.
Sur son insistance, la Chaire d’Amyrlin changeait de tente tous les soirs. De temps en temps, il parvenait à la convaincre de Voyager jusqu’à Mayene et de dormir au palais. Mais depuis plusieurs jours, elle s’y refusait.
L’argument principal de Gawyn – aller voir comment s’en sortaient les sœurs jaunes avec les guérisons – prenait l’eau de toutes parts. À Mayene, Rosil Sedai avait les choses bien en main.
Avec les deux femmes, Gawyn s’enfonça dans le camp. Au passage, les soldats de repos les saluèrent tandis que leurs camarades se précipitaient vers le front. Gawyn les étudia et fit la moue. Trop jeunes et trop… nouveaux.
D’autres étaient des fidèles du Dragon. Comment savoir qu’en faire ? Dans le lot, il y avait des Aiels, ce qui semblait logique. Aux yeux de Gawyn, tous les guerriers du désert étaient fidèles au Dragon. Mais on y trouvait aussi des Aes Sedai, dont il n’approuvait pas vraiment le choix.
Il secoua la tête et continua son chemin. Malgré l’absence presque totale de civils, le camp était énorme. Pour le ravitaillement, tout se passait via les portails, certains chariots étant tirés par les étranges et peu fiables machines de métal du Cairhien. Quand ils repartaient, ces convois emportaient du linge à blanchir, des armes à réparer et des bottes à ressemeler.
Un camp dominé par l’efficacité… Mais jamais très peuplé, puisque tous les hommes passaient le plus clair de leur temps au front. Tous, sauf Gawyn…
On avait besoin de lui ailleurs, il le savait, et sa mission était très importante. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher de se sentir inutile. Dans cette armée, il comptait parmi les meilleurs escrimeurs, et il se montrait à peine sur le champ de bataille, tuant exclusivement des Trollocs assez idiots pour charger deux Aes Sedai. En un sens, en les abattant, il leur faisait une faveur, à ces imbéciles.
Egwene salua Silviana, puis elle se dirigea vers son pavillon de commandement.
— Egwene…, soupira Gawyn.
— J’ai quelques petites choses à vérifier… Elayne doit avoir envoyé de nouveaux ordres.
— Tu as besoin de dormir.
— Tout ce que je fais, ces derniers jours, c’est me reposer !
— Tu plaisantes ? Sur le champ de bataille, tu vaux facilement mille soldats. S’il te fallait dormir vingt-deux heures de sommeil par jour pour pouvoir protéger les hommes pendant deux, je t’encouragerais à le faire. Par bonheur, nous n’en sommes pas là. Cela dit, rien ne justifie non plus que tu t’épuises.
Dans le lien, Gawyn sentit l’agacement de sa femme, mais elle passa outre.
— Tu as raison, bien sûr, fit-elle. Et tu ne devrais pas avoir l’air surpris de me l’entendre dire.
— Je n’ai pas été surpris.
— Gawyn, je sens tes émotions…
— Oui, mais ça n’a aucun rapport avec ça… Je me suis souvenu d’une blague de Sleete, il y a quelques jours. Jusque-là, je ne l’avais pas comprise.
Gawyn leva sur sa compagne des yeux pleins d’innocence.
Egwene consentit à sourire. Brièvement, mais c’était déjà ça. Ces derniers temps, ça ne lui arrivait pas souvent. Et elle n’était pas la seule.
— En plus, dit-il en prenant les rênes de la jeune femme, avant de l’aider à mettre pied à terre, je n’ai jamais beaucoup réfléchi au fait qu’un Champion peut ignorer totalement les Trois Serments. Je me demande combien de fois les sœurs ont trouvé ça pratique.
— Pas trop souvent, j’espère…
Une réponse très diplomatique.
Sous le pavillon, Gareth Bryne sondait son cher portail horizontal. Aujourd’hui, il était maintenu par une sœur grise aux allures de petite souris que Gawyn n’avait pas l’honneur de connaître.
Bryne approcha de sa table de travail couverte de cartes, où Siuan tentait de mettre un peu d’ordre. En hochant la tête, le général ajouta quelques annotations sur un document, puis il leva les yeux pour voir qui venait d’entrer.