Avec un soupir, le jeune homme s’assit en tailleur sur le sol. Puis il sortit trois bagues noires de sa poche, en choisit une et rangea les deux autres.
Parler de tueurs le faisait toujours penser aux bijoux qu’il avait récupérés sur les cadavres des trois Couteaux du Sang. Ces bagues étaient des ter’angreal. Grâce à elles, les tueurs pouvaient se fondre aux ténèbres et bouger à une vitesse folle.
Gawyn étudia la bague noire, qui ne ressemblait à aucun ter’angreal qu’il ait jamais vu. Mais un artefact du Pouvoir était susceptible d’avoir n’importe quel aspect.
Les bagues étaient taillées dans une pierre noire qu’il n’avait pas réussi à identifier. L’extérieur rugueux, l’intérieur lisse comme de la soie… Logique, puisque c’était la face en contact avec la peau.
Gawyn fit tourner l’artefact entre ses doigts. Normalement, il aurait dû remettre ses trouvailles à Egwene. Mais il savait ce que la Tour Blanche faisait des ter’angreal. Elle les cachait en lieu sûr, trop peureuse pour faire des expériences avec. Sauf que… Eh bien, l’Ultime Bataille était là. S’il y avait un moment idéal pour prendre des risques…
Tu as décidé de rester dans l’ombre d’Egwene, Gawyn. Pour la protéger et faire ce qu’elle te demande.
Avec ses Aes Sedai, la jeune dirigeante était en train de gagner cette guerre. Allait-il devenir aussi jaloux d’elle qu’il l’avait été d’al’Thor ?
— C’est bien ce que je pense ? demanda une voix.
Gawyn ferma le poing sur la bague et leva les yeux. Leilwin et son mari étaient de retour avec une assiette pour lui. À l’odeur qui en montait, ce rata devait être à peine mangeable, le cuisinier noyant sous le poivre tous les mauvais goûts. Surtout celui des charançons, soupçonnait Gawyn, devenu expert en cuisine de cauchemar.
Je ne dois pas montrer que j’ai fait quelque chose de douteux… Sinon, elle ira me dénoncer à Egwene.
— Tu parles de ça ? dit-il en exhibant la bague. C’est un des trois bijoux retrouvés sur les dépouilles des Seanchaniens qui ont tenté de tuer Egwene. Nous supposons que ce sont des ter’angreal, même si la Tour Blanche n’en a jamais vu de semblables.
— Ces bijoux ne peuvent être distribués que par l’Impératrice – puisse-t-elle…
Leilwin s’interrompit et respira à fond.
— Seul un Couteau du Sang – quelqu’un qui a offert sa vie à l’Impératrice – a le droit de porter une telle bague. Si tu essayais, ça finirait très mal.
— Par chance, je n’ai pas l’intention d’essayer.
— Ces bagues sont dangereuses, continua Leilwin. Je ne sais pas grand-chose sur elles, sauf qu’elles finissent par tuer ceux qui les portent. Ne laisse pas ton sang entrer en contact avec elles, car tu les activerais. Ça reviendrait à signer ta sentence de mort, Champion.
Leilwin donna son assiette à Gawyn, puis elle le planta là.
Domon ne la suivit pas.
— Leilwin n’est pas toujours la plus accommodante des femmes, dit-il en se grattant la barbe. Mais elle est sage et forte. Tu serais bien inspiré de l’écouter.
Gawyn empocha la bague.
— De toute façon, Egwene ne m’autoriserait jamais à porter ce ter’angreal.
La stricte vérité. Si elle avait su qu’il le détenait…
— Dis à ta femme que j’apprécie sa mise en garde. Je dois te prévenir que ce sujet – les tueurs – est encore très sensible pour la Chaire d’Amyrlin. Devant elle, je te suggère de ne pas évoquer les Couteaux du Sang et leurs bagues.
Domon acquiesça puis s’en fut rattraper sa femme.
Face à sa tromperie, Gawyn se sentit honteux, mais pas plus que ça. Simplement, il ne voulait pas qu’Egwene lui pose des questions… gênantes.
Cette bague et ses jumelles représentaient quelque chose. L’opposé de ce qui faisait un Champion, en un sens.
Rester prêt d’Egwene, guetter le danger – c’était ça, l’essence même d’un Champion. Sur le champ de bataille, il se distinguerait en la servant, pas en se comportant comme un héros de récit à deux sous.
Il se répéta ce mantra tout en mangeant son rata. Quand il eut fini, il aurait juré qu’il s’était convaincu.
Mais il ne décida pas d’informer Egwene au sujet des bagues.
Rand se souvint de la première fois où il avait vu un Trolloc. Pas lors de l’attaque contre sa ferme, à Champ d’Emond. Non, la véritable première fois. Pendant l’Âge des Légendes.
Un temps viendra où ces monstres n’existeront plus, pensa-t-il en tissant un mélange d’Air et de Feu pour générer un mur de flammes qui se matérialisa au milieu d’une meute de monstres. Non loin de là, des membres de la Garde du Loup de Perrin levèrent leurs armes pour remercier le Dragon. Rand les salua en retour. Dans ce combat, il affichait les traits de Jur Grady – pour l’instant.
Par le passé, les Trollocs ne dévastaient pas le monde. Pouvaient-ils en revenir à ce stade ? Si Rand tuait le Ténébreux, est-ce que ce serait immédiat ?
À cause de la chaleur du mur de flammes, son front ruisselait de sueur. Puisant avec modération dans son angreal en forme de gros homme – il ne devait surtout pas paraître trop puissant –, il carbonisa un autre groupe de monstres.
Il combattait à l’ouest de la rivière Alguenya. Après avoir traversé le fleuve Erinin et la campagne, en direction de l’est, les forces d’Elayne attendaient qu’on leur ait construit des ponts pour traverser la rivière Alguenya. Le travail était presque achevé, mais entre-temps, une avant-garde de Trollocs avait rattrapé les soldats de la reine, contraints de contenir ces fâcheux jusqu’à ce que le moment de traverser soit venu.
Rand était ravi de donner un coup de main. Épuisé par des guérisons, le véritable Jur Grady se reposait dans son camp, au Kandor. Une identité parfaite pour Rand, parce qu’elle n’attirerait pas l’attention des Rejetés.
Entendre crier les Trollocs en flammes se révélait étrangement satisfaisant. Vers la fin de la guerre du Pouvoir, Rand adorait ce son. Parce qu’il lui donnait le sentiment de faire quelque chose.
Quand il avait vu ses premiers Trollocs, il ignorait ce qu’étaient ces monstres. Bien entendu, il était informé des expériences d’Aginor. En plus d’une occasion, Lews Therin avait traité ce type de fou. Comme beaucoup d’autres, il n’avait pas compris. Aginor était bien trop passionné par son projet. Lews avait commis l’erreur de croire qu’il prenait du plaisir à torturer les gens – comme Semirhage, en somme.
Mais Aginor était bien plus ambitieux que ça.
Alors, l’engeance du démon était venue au monde.
Devant Rand, les abominations continuaient à brûler.
Pourtant, il continuait à redouter que ces monstres soient des humains revenus à la vie. Pour créer les Trollocs et les Myrddraals, Aginor avait eu recours à des gens. Était-ce le sort de certains malheureux ? Se réincarner dans d’ignobles créatures ? Cette idée dévastait Rand.
Jetant un coup d’œil au ciel, il vit que les nuages commençaient à se retirer, comme toujours quand il était là. Il aurait pu les forcer à ne pas le faire, mais…
Eh bien, les hommes avaient besoin de clarté, et il ne pouvait pas se battre trop longtemps ici, de peur qu’on remarque un Asha’man bien trop puissant pour le visage qu’il arborait.
Rand laissa la lumière du jour inonder le champ de bataille.
Partout, des soldats levèrent les yeux et savourèrent la caresse du soleil sur leur peau.
Plus de déguisement ! pensa Rand.
Il dissipa son tissage – un Masque des Miroirs – et leva le poing au-dessus de sa tête. Mêlant de l’Air, du Feu et de l’Eau, il créa une colonne de lumière qui le connecta au ciel.