Les soldats lancèrent des vivats.
Pas question qu’il se précipite dans les pièges que le Ténébreux lui avait tendus… Ouvrant un portail, il retourna dans le champ de Merrilor. S’il ne restait jamais longtemps sur un front, il révélait toujours sa véritable identité avant de partir. Et il laissait les nuages se déchirer, pour prouver qu’il avait été là.
Min l’attendait sur le site de Voyage de Merrilor. Alors que le portail se refermait, il jeta un dernier coup d’œil sur un autre endroit où les gens se battaient sans lui.
Ses Promises l’attendaient aussi. À contrecœur, elles avaient reconnu que leur présence l’aurait trahi.
Min lui posa une main sur le bras.
— Tu as l’air triste, souffla-t-elle.
Une brise chaude soufflait du nord. Autour de lui, tous les soldats le saluèrent. Ici, il y avait surtout des Domani, des Teariens et des Aiels. La force d’attaque, dirigée par Rodel Ituralde et le roi Darlin… Celle qui essaierait de tenir la vallée de Thakan’dar pendant qu’il se battrait contre le Ténébreux.
L’heure du duel avait presque sonné. Son futur adversaire l’avait vu se battre sur tous les fronts. Avec Lan pour commencer, puis aux côtés d’Egwene et d’Elayne. À présent, les Ténèbres avaient engagé presque toutes leurs forces dans le Sud. Le moment de frapper le mont Shayol Ghul était venu.
— Au sujet de ces attaques, Moiraine m’a traité d’idiot. Selon elle, prendre le moindre risque est une erreur, considérant la mission qui m’attend.
— Elle a probablement raison, dit Min. Comme souvent. Mais j’aime mieux que tu sois un idiot capable de faire ça. Parce que c’est ce qu’il faut être pour avoir une chance de vaincre le Ténébreux. Un homme qui ne peut pas rester assis à planifier pendant que d’autres meurent…
Rand prit sa compagne par la taille. Qu’aurait-il fait sans elle ?
J’aurais échoué… Pendant les pires mois, j’aurais sombré, c’est certain.
Par-dessus l’épaule de Min, Rand vit qu’une femme aux cheveux gris approchait. Derrière elle, une plus petite silhouette en bleu s’arrêta et partit résolument dans la direction opposée. Chaque jour, Cadsuane et Moiraine faisaient de grands détours pour s’éviter. Dans le regard de la miraculée, Rand crut lire de la fureur à l’idée que la légende l’avait repéré la première.
Cadsuane le rejoignit puis lui tourna autour pour l’inspecter de la pointe des cheveux à celle des pieds. Ensuite, elle hocha plusieurs fois la tête.
— Tu essaies de décider si je suis à la hauteur du défi ? demanda Rand.
En bannissant toute émotion de sa voix – dans ce cas, un formidable agacement.
— Je n’en ai jamais douté, répondit Cadsuane. Même avant d’avoir découvert que tu t’étais réincarné, j’étais sûre d’être capable de faire de toi l’homme qu’il fallait que tu sois. Douter – de cette manière, en tout cas – est réservé aux idiots. Es-tu un idiot, Rand al’Thor ?
— Une question piège, répondit Min. S’il dit oui, il en sera un pour de bon. S’il dit non, il reconnaîtra qu’il ne cherche pas à devenir plus sage.
— Tu lis beaucoup trop, mon enfant ! s’exclama Cadsuane. (Avec ce qui ressemblait à de l’affection.) Rand, j’espère que tu lui as fait un beau cadeau ?
— Que veux-tu dire ? demanda le Dragon.
— Tu as offert des choses à tes proches dans la perspective de ta mort. C’est fréquent chez les gens âgés ou chez les héros en route pour une bataille qu’ils ne pensent pas gagner. Une épée pour ton père, un ter’angreal pour la reine d’Andor, une couronne pour Lan Mandragoran, des bijoux pour la jeune Aielle et pour cette femme…
Rand se raidit. Dans un coin de sa tête, il avait toujours su ce qu’il faisait, mais l’entendre dire était déconcertant.
Min se rembrunit et serra plus fort le bras de Rand.
— Marchons un peu, proposa Cadsuane. Seulement nous deux, seigneur Dragon. Si tu veux bien…
Min leva les yeux sur Rand. Mais il lui tapota l’épaule et souffla :
— Je te retrouverai sous notre tente…
Min soupira mais n’insista pas. Cadsuane, elle, avait pris de l’avance. Pour la rattraper, Rand dut courir un peu. Une situation dont elle se réjouissait sûrement…
— Moiraine Sedai perd patience à cause de tes retards, annonça la légende.
— Et toi, qu’en penses-tu ?
— Je crois que cette femme est dotée d’une certaine sagesse. Cela dit, je ne trouve pas ton plan complètement stupide. Mais tu ne devrais pas le… différer plus longtemps.
Rand avait délibérément omis de préciser à quel moment il donnerait l’ordre d’attaquer le mont Shayol Ghul. Il voulait que les gens s’interrogent. Si aucun de ses proches ne savait quand il comptait frapper, il y avait peu de risques que le Ténébreux en soit informé.
— Quoi qu’il en soit, reprit Cadsuane, je ne suis pas ici pour parler de tes retards. Sur ce sujet, je crois que Moiraine Sedai tient en main ton… éducation. Quelque chose d’autre m’inquiète beaucoup plus.
— Quoi donc ?
— Ta certitude de ne pas survivre. Je déteste te voir sacrifier tant de choses… et ne même pas essayer de t’en tirer vivant.
Rand prit une grande inspiration. Dans son dos, des Promises le couvaient à distance. Passant devant le petit camp des Régentes, il vit qu’elles étaient massées autour de la Coupe des Vents. Impassibles, elles jetèrent un coup d’œil au Dragon et à son interlocutrice.
— Laisse-moi aller vers mon destin, Cadsuane. J’ai embrassé la mort, et je la prendrai quand elle viendra.
— J’en suis ravie. Et ne va pas croire un moment que je sacrifierai le monde pour préserver ta peau.
— Ça, c’est évident depuis le début. Alors, pourquoi t’en soucier maintenant ? Cette bataille me coûtera la vie. C’est ainsi.
— Il ne faut pas postuler que tu mourras ! Même si c’est presque inévitable, tu ne dois pas penser que ça l’est totalement.
— Elayne m’a dit à peu près la même chose.
— Alors, elle aura parlé sagement au moins une fois dans sa vie. Un meilleur score que je l’aurais cru…
Rand refusa de réagir à cette saillie et Cadsuane eut un petit sourire. Elle aimait la façon dont il se contrôlait, désormais. C’était pour ça qu’elle le mettait sans cesse à l’épreuve.
Envisageait-elle d’arrêter un jour ?
Non, se répondit Rand. Pas avant l’épreuve finale. Celle qui importe le plus.
Cadsuane s’arrêta net, forçant le Dragon à l’imiter.
— As-tu un cadeau pour moi ?
— J’en distribue aux gens dont je me soucie…
Le sourire de la légende s’élargit.
— Nos relations n’ont pas toujours été simples, Rand al’Thor.
— C’est une façon de présenter les choses…
— Cela dit, je tiens à te faire savoir que je suis contente. Tu as bien évolué.
— Donc, j’ai ta permission de sauver le monde ?
— Oui.
Cadsuane leva les yeux au ciel, où les nuages noirs se dispersaient à cause de la présence du Dragon.
— Oui, répéta-t-elle, tu as ma permission. Si tu ne tardes pas trop. L’obscurité s’épaissit.
Comme en écho de cette phrase, le sol trembla. Ces derniers temps, ça arrivait de plus en plus souvent. Inquiets, les soldats vacillèrent sur leurs jambes.
— Il y aura des Rejetés, dit Rand. Dès que je serai entré… Il faudra que quelqu’un les affronte. Je compte demander à Aviendha de diriger cette résistance. Ton aide lui serait précieuse.
— Je ne la lui refuserai pas.
— Amène Alivia, ajouta Rand. Elle est forte, mais je m’inquiète à l’idée de la mêler aux autres. Elle ne saisit pas comme il faudrait la notion de « limites ».