Cadsuane acquiesça. Dans son regard, Rand crut voir qu’elle avait sans doute déjà prévu d’agir ainsi.
— Et la Tour Noire ?
Rand serra les dents. La Tour Noire était un piège, il le savait. Taim voulait l’attirer dans un endroit d’où il ne pourrait pas s’enfuir via un portail.
— J’ai chargé Perrin de s’en occuper.
— Et ta détermination à y aller toi-même ?
Je dois aider les Asha’man… En un sens, j’ai laissé Taim les rassembler, et je ne peux pas les abandonner.
— Tu n’as pas encore décidé, grogna Cadsuane. Tu serais prêt à risquer ta vie et la nôtre en te précipitant dans un traquenard.
— Je…
— Les Asha’man sont libres, dit Cadsuane avant de se détourner. Taim et ses sbires ont été bannis de la Tour Noire.
— Quoi ? s’exclama Rand.
Il retint la légende par le bras.
— Tes Asha’man se sont libérés eux-mêmes. D’après ce qu’on dit, ils y ont perdu des plumes. Peu de gens le savent… Elayne risque de ne pas pouvoir les utiliser au combat pendant un moment. J’ignore les détails.
— Ils se sont libérés ?
— Oui.
Et ils l’ont fait seuls ! À moins que ce soit Perrin…
Rand jubila, mais une vague de culpabilité le submergea. Combien de morts ? S’il était allé à la Tour Noire, aurait-il pu sauver des hommes ? Au courant de leur situation depuis des jours, il les avait négligés, cédant à l’insistance de Moiraine. Persuadée que c’était un piège, elle pensait qu’il ne s’en serait pas sorti.
Et voilà que les Asha’man s’en étaient tirés sans lui !
— J’aurais aimé avoir pu t’arracher une réponse sur ce que tu comptais faire là-bas, dit Cadsuane. (Elle soupira puis secoua la tête.) Tu as des fêlures en toi, Rand al’Thor, mais tu devras te débrouiller avec.
Sur ces mots, la légende planta là le Dragon.
— Deepe était un brave homme, dit Antail. Et il avait survécu à la chute de Maradon. Lors de l’explosion, il était sur les créneaux, mais il n’est pas mort et il s’est battu. Les Seigneurs de la Terreur ont voulu en finir avec lui, mais il les a bombardés de tissages jusqu’à ce qu’il tombe d’épuisement.
Les braves du Malkier levèrent leur gobelet en hommage au défunt. Lan les imita, même s’il était à l’extérieur du cercle d’hommes massés autour du feu. Lui, il regrettait que Deepe n’ait pas obéi aux ordres. Secouant la tête, il vida son vin. En pleine nuit, ses hommes et lui étaient de garde au cas où une attaque se produirait.
En faisant tourner son gobelet entre ses doigts, Lan repensa à Deepe. Malgré tout, il ne pouvait pas être furieux contre lui. Deepe avait tenté de tuer un des plus puissants Seigneurs de la Terreur. S’il avait une occasion pareille, Lan non plus ne cracherait pas dessus.
Les hommes continuèrent à boire à la mémoire des défunts. Chaque soir, c’était devenu une tradition, et elle s’était répandue dans tous les camps des Frontaliers.
Lan se félicitait que les soldats commencent à traiter Antail et Narishma comme des frères d’armes. Au début, les Asha’man se tenaient à l’écart, mais la mort de Deepe avait forgé des liens entre eux et les soldats ordinaires. Désormais, ils payaient tous ensemble la note du boucher. Voyant le chagrin d’Antail, les hommes l’avaient invité à boire avec eux.
Lan s’écarta du feu et traversa le camp jusqu’à l’endroit où on gardait les chevaux. Mandarb allait plutôt bien, même s’il portait sur le flanc gauche une large plaie où sa robe ne repousserait pas. À part ça, il guérissait…
Entre eux, les garçons d’écurie parlaient encore à voix basse de la nuit où l’étalon blessé avait soudain surgi des ombres. C’était juste après le combat où Deepe était tombé. Beaucoup de cavaliers avaient été tués ou au moins désarçonnés. Très peu de chevaux solitaires étaient parvenus à échapper aux Trollocs et à regagner le camp.
Lan flatta l’encolure de son fidèle compagnon.
— Nous nous reposerons bientôt, mon ami. C’est promis.
Mandarb hennit et d’autres destriers l’imitèrent.
— Nous aurons un foyer, continua Lan. La guerre gagnée, Nynaeve et moi, nous revendiquerons le Malkier. Nous purifierons les lacs et ferons reverdir les plaines. Tu verras, de fantastiques pâturages ! Et plus de Trollocs dans nos jambes. Des enfants grimperont sur ton dos, vieux frère. Tu vivras paisiblement en croquant des pommes, au milieu d’une kyrielle de juments.
Depuis quand Lan n’avait-il pas pensé à l’avenir avec ce qui ressemblait à de l’optimisme ? C’était étrange d’en retrouver ici, à cet instant, en pleine guerre.
Lan était un homme dur. Parfois, il aurait juré avoir plus de points communs avec les rochers et le sable qu’avec ses frères humains – même ceux qui riaient ensemble autour du feu, ce soir.
Un roc, voilà ce qu’il avait fait de lui-même. Un type qui pourrait un jour chevaucher jusqu’au Malkier et laver l’honneur de sa famille. Rand al’Thor avait commencé à fissurer cette carapace. Nynaeve, elle, l’avait fait voler en éclats.
Je me demande si Rand a fini par s’en rendre compte…
Tout en réfléchissant, Lan entreprit de brosser Mandarb.
Lui, il savait ce que c’était d’avoir été choisi dès l’enfance pour mourir en héros. Chaque jour, on l’avait orienté en direction de la Flétrissure pour rappeler qu’il y finirait sa vie.
Rand al’Thor ne découvrirait probablement jamais à quel point ils se ressemblaient, tous les deux. Mais Lan, lui, le savait depuis le début.
Malgré sa fatigue, Lan se força à soigner Mandarb. Sans-doute aurait-il dû dormir – c’est ce que Nynaeve lui aurait dit, en tout cas. Imaginant la conversation tendue, il s’autorisa l’ombre d’un sourire. Au bout du compte, sa femme aurait gagné, car un chef avait besoin de repos – surtout quand des dizaines de palefreniers et de garçons d’écurie pouvaient s’occuper des chevaux.
Mais Nynaeve n’était pas là. Du coup, il continua à brosser Mandarb.
Bien avant que le nouveau venu soit arrivé, Lan entendit des bruits de pas. Après avoir emprunté une brosse à un palefrenier, le seigneur Baldhere salua une des sentinelles puis alla s’occuper de son cheval… et remarqua enfin Lan.
— Seigneur Mandragoran…
— Seigneur Baldhere…, répondit Lan avec un hochement de tête pour le porteur d’épée de la reine Ethenielle.
Les cheveux noir strié de blanc, très mince, le général du Kandor ne faisait pas partie des grands capitaines. Cela dit, c’était un excellent officier qui servait son pays avec ferveur depuis la mort du roi. Beaucoup de gens pensaient qu’Ethenielle finirait par l’épouser. Des billevesées ! Au mieux, la reine le regardait comme un frère aîné. De plus, tout observateur un peu doué aurait vu que le gaillard avait une préférence marquée pour les hommes.
— Désolé de te déranger, Dai Shan. Je ne pensais pas trouver quelqu’un d’autre ici.
Baldhere fit mine de se retirer.
— J’en ai terminé, dit Lan. Ne te laisse pas arrêter dans ton élan.
— Les palefreniers et les garçons d’écurie font très bien leur travail. Je ne suis pas là pour m’en assurer, mais parce qu’une activité très simple, parfois, m’aide à mieux réfléchir.
— Tu n’es pas le seul à avoir remarqué ça, dit Lan sans cesser de brosser Mandarb.
Baldhere eut un rire de gorge, se tut un moment puis se jeta à l’eau.
— Dai Shan, es-tu inquiet au sujet du seigneur Agelmar ?
— En quel sens ?
— J’ai peur qu’il en fasse trop pour sa résistance… Certaines de ses décisions me rendent… perplexe. Non que je les trouve mauvaises. Mais elles me semblent trop agressives.
— Nous sommes en guerre. Face à l’ennemi, je ne vois pas comment on pourrait être trop agressif.