— C’est vrai… Mais as-tu noté que nous avons perdu les deux escadrons de cavalerie du seigneur Yokata ?
— C’est malheureux, mais tout le monde fait des erreurs.
— Celle-là, Agelmar n’aurait pas dû la commettre. Il a déjà vécu des situations semblables, Dai Shan. La catastrophe, il aurait dû la voir venir.
L’affaire remontait à un raid récent contre les Trollocs. Alors que les Asha’man avaient incendié Fal Eisen et ses environs, Yokata, sur un ordre d’Agelmar, avait contourné une grande colline afin d’attaquer le flanc droit de la horde de monstres qui fondait sur les hommes en noir. Dans le cadre d’une manœuvre en étau classique, Agelmar avait envoyé d’autres cavaliers sur le flanc gauche ennemi et les Asha’man étaient censés cesser de se replier et résister frontalement.
Hélas, les officiers des Ténèbres avaient déjoué la manœuvre. Avant qu’Agelmar et les Asha’man aient pu passer à l’action, une masse de monstres avait dévalé la colline pour attaquer le propre flanc droit de Yokata. D’autres l’avaient chargé de face, l’encerclant avant de le massacrer.
Pas un seul survivant… Après cette boucherie, les monstres avaient défié les Asha’man, qui s’en étaient tirés de justesse.
— Il est fatigué, Dai Shan. Je connais Agelmar. S’il avait eu l’esprit clair, il n’aurait pas commis une bourde pareille.
— Baldhere, n’importe qui aurait pu le faire.
— Agelmar n’est pas n’importe qui, mais un des grands capitaines. Sur une bataille, il doit avoir un point de vue différent du nôtre.
— Tu es sûr de ne pas en attendre trop de lui ? Ce n’est qu’un homme, après tout. Comme nous tous, au bout du compte…
— Je… Tu as peut-être raison…
Comme s’il était inquiet, Baldhere posa une main sur la poignée de son épée. Il ne portait pas l’arme de la reine, puisqu’elle n’était pas avec lui en train de jouer son rôle de dirigeante.
— Lan, c’est une affaire d’instinct. Je sens qu’Agelmar est épuisé, et je crains que ça altère son aptitude à planifier et à prévoir. S’il te plaît, garde-le à l’œil.
— Je le ferai…
— Merci, fit Baldhere, bien moins troublé qu’au début de la conversation.
Lan flatta une dernière fois l’encolure de Mandarb, puis il laissa Baldhere avec sa monture et gagna le pavillon de commandement.
À l’intérieur, des lampes brillaient encore. Même s’ils n’avaient pas le droit de jeter un coup d’œil aux cartes, des gardes assuraient la sécurité de ce centre névralgique.
Lan écarta la tenture qui défendait l’entrée et salua deux officiers du Shienar, des aides de camp d’Agelmar, qui travaillaient encore à cette heure tardive. L’un d’eux étudiait des cartes déroulées à même le sol.
Agelmar n’était pas là. Même un chef devait fermer l’œil de temps en temps.
Lan s’accroupit pour mieux voir une des cartes. Après la retraite prévue pour le lendemain, l’armée s’arrêterait en un site appelé la Source de Sang. Un nom que le cours d’eau devait aux rochers qui y étaient immergés, donnant l’impression que les eaux étaient rouges.
À la Source de Sang, les Frontaliers auraient un petit avantage positionnel grâce aux collines environnantes. De là, Agelmar voulait lancer une contre-attaque où des archers et des unités de cavalerie œuvreraient ensemble. Bien entendu, il faudrait encore incendier des terres.
Un genou au sol, Lan lut les notes d’Agelmar sur la répartition des unités pour les diverses attaques. Un plan ambitieux, mais sans rien d’incohérent ni de choquant.
Alors qu’il observait la carte, Agelmar entra sous la tente en compagnie de dame Ells du Saldaea. Dès qu’il vit Lan, le vieil homme s’excusa auprès de la noble dame, avec qui il conversait, et le rejoignit.
Agelmar ne titubait pas de fatigue, certes, mais Lan avait appris à voir des signes d’épuisement malgré les apparences. Des yeux rouges. Une légère odeur d’andilay dans l’haleine… Quand on les mâchait régulièrement, ces feuilles redonnaient un coup de fouet.
Oui, Agelmar était fatigué. Mais qui ne l’était pas dans ce camp ?
— Dai Shan, approuves-tu ce que tu vois ?
— Pour un repli, c’est extrêmement agressif.
— Pouvons-nous faire autrement ? Derrière nous, que laisserons-nous, sinon des terres brûlées ? Au fond, nous dévastons le Shienar aussi sûrement que si les Ténèbres s’en étaient emparées. Ces cendres, je veux qu’elles soient gorgées du sang des Trollocs.
Lan hocha la tête.
— Baldhere est venu te voir ? demanda Agelmar.
Le mari de Nynaeve leva promptement les yeux.
Son interlocuteur eut un faible sourire.
— Je suppose qu’il t’a parlé de la perte de Yokata et de ses hommes ?
— Oui.
— C’était une erreur, je ne le nie pas. Je me demandais si quelqu’un soulèverait la question. Baldhere semble penser que je n’aurais pas dû commettre une telle bévue.
— Il estime que tu en fais trop pour ta résistance…
— Tactiquement, il est finaud, mais il en sait quand même beaucoup moins long que ce qu’il croit. Et il a la tête farcie de récits sur les grands capitaines. Je ne suis pas infaillible, Dai Shan. Et ce ne sera pas ma seule erreur. Mais je les repérerai toutes, et j’en tirerai des enseignements.
— Ce qui ne t’empêche pas de dormir un peu plus…
— Je suis en pleine santé, seigneur Mandragoran, et je connais mes limites – parce que j’ai passé ma vie à essayer de les cerner. Cette bataille me forcera à donner mon maximum, et je dois l’accepter.
— Mais…
— Relève-moi de mon poste ou laisse-moi faire. J’écouterai les avis des autres – qu’on ne me prenne pas pour un imbécile – mais personne ne repassera derrière moi.
— Très bien, fit Lan en se redressant. Je me fie à ta sagesse.
Agelmar hocha la tête puis baissa les yeux sur ses cartes. Il ne les avait toujours pas relevés quand Lan se décida enfin à partir.
19
Le choix d’un bandeau
Quand Elayne trouva Bashere, il faisait les cent pas le long de la berge orientale du fleuve.
Pour la jeune reine, le bord de l’eau était un des derniers endroits qui semblaient vivants, ces derniers temps. Il y avait tant de désolation, désormais. Des arbres sans feuilles, de l’herbe rachitique, des animaux tapis dans leurs tanières et refusant d’en sortir…
Le fleuve, au moins, continuait de couler. Même si la végétation restait piteuse, c’était un signe de vie.
La rivière Alguenya comptait parmi ces grands cours d’eau qu’on jugeait placides de loin, mais qui pouvaient sans difficulté entraîner une femme dans leurs flots et la noyer. Pendant une partie de chasse, des années plus tôt, Bryne avait fait la leçon à Gawyn sur ce sujet. Bien entendu, il s’adressait aussi à Elayne, même s’il avait toujours pris garde à ne pas outrepasser ses prérogatives face à la Fille-Héritière.
« Attention au courant », avait-il dit. « En eau douce, c’est un des pièges les plus dangereux qui existent sous la Lumière. Uniquement parce que les hommes sous-estiment ce phénomène. L’onde peut paraître étale quand rien ne tente de lutter contre elle. Or, les poissons se laissent entraîner par le courant et les hommes s’en tiennent loin. Sauf les idiots qui cherchent à frimer. »
Elayne avança sur la berge rocheuse. Ses gardes restèrent en retrait – pour une fois, Birgitte n’était pas du lot. À des lieues en aval, elle supervisait les compagnies d’archers occupées à cribler de flèches les radeaux chargés de Trollocs qui tentaient de traverser le cours d’eau.
Avec l’aide des dragons de Talmanes, la Championne faisait un massacre. Pourtant, tôt ou tard, des hordes de monstres se déverseraient sur l’autre rive.