Elayne avait retiré ses forces d’Andor une semaine plus tôt. Longtemps, Bashere et elle avaient été satisfaits de leurs résultats. Jusqu’à ce qu’ils découvrent le piège.
— Stupéfiant, pas vrai ? lança la jeune reine en se campant à côté de Bashere.
Le maréchal la regarda et hocha la tête.
— Nous n’avons rien de comparable, au pays.
— Et l’Arinelle ?
— Elle n’est jamais aussi large avant de sortir du Saldaea… Ici, on dirait presque qu’un océan sépare les deux rives. À l’idée de la réaction des Aiels quand ils ont vu ça, après avoir traversé la Colonne Vertébrale du Monde, je ne peux pas m’empêcher de sourire.
La reine et le militaire se turent un moment.
— C’est mauvais à quel point ? demanda soudain Elayne.
— Très mauvais… J’aurais dû comprendre, que la Lumière me brûle ! Ça crevait les yeux.
— Tu ne peux pas tout prévoir, Bashere.
— Désolé, mais c’est exactement ce que je suis censé faire.
La progression vers l’est, à partir du bois de Braem, s’était déroulée selon le plan. En brûlant les ponts, sur le fleuve Erinin et la rivière Alguenya, les forces d’Elayne avaient contraint les Trollocs à tenter de traverser derrière elles. À présent, elles étaient sur la route qui remontait vers la capitale du Cairhien. Bashere avait décidé que la confrontation finale avec les Trollocs aurait lieu dans des collines qui se dressaient le long de cette voie, à vingt lieues au sud de Cairhien.
Les Ténèbres avaient plusieurs coups d’avance sur la Lumière. Au nord de la position actuelle d’Elayne, des éclaireurs avaient repéré une seconde armée de Trollocs en route pour la capitale du Cairhien – vidée de ses défenseurs par la reine, pour grossir les rangs de son armée. Désormais, la cité était remplie de réfugiés, à l’instar de Caemlyn quelque temps plus tôt.
— Comment ont-ils réussi ça ? demanda la jeune reine. Ces Trollocs ne peuvent pas venir de la brèche de Tarwin.
— Ils n’auraient pas eu le temps…, approuva Bashere.
— Les Chemins, encore ?
— Peut-être… Et peut-être pas.
— Comment, alors ? D’où vient cette armée ?
Une horde de monstres assez proche de Cairhien pour toquer à ses portes…
— J’ai commis l’erreur de penser comme un humain, dit Bashere. J’ai tenu compte de la vitesse de marche des Trollocs, mais pas de la façon dont les Myrddraals peuvent les pousser au-delà de leurs limites. Une erreur grotesque ! Dans le bois, l’armée adverse a dû se séparer en deux, une moitié fonçant directement vers le nord, en direction de Cairhien. C’est la seule explication que je trouve…
— Nous avons progressé aussi vite que possible, dit Elayne. Comment ont-ils pu nous devancer ?
Ses forces disposaient de portails, mais pas en nombre suffisant – faute de personnes capables de canaliser – pour que tout le monde puisse y recourir. Cela dit, elle pouvait faire Voyager les véhicules de l’intendance, les blessés et les civils utiles. Du coup, les soldats avançaient sans entraves au rythme de militaires bien entraînés.
— Nous avons marché aussi vite que possible sans prendre de risques, corrigea Bashere. Un officier humain ne pousserait jamais ses hommes au point que certains tombent raides morts. Les Trollocs ont coupé par la forêt, sur un terrain très accidenté. Des cours d’eau et des marécages à traverser, de jour comme de nuit. Par la Lumière, des milliers de monstres ont dû tomber d’épuisement ! Les Blafards ont accepté de payer ce prix, et maintenant, ils nous ont pris dans un étau. Cairhien risque d’être détruite.
— Je ne permettrai pas que ça arrive, dit Elayne après un long silence. Pas une deuxième fois. Il faut tout faire pour empêcher ça.
— Est-ce seulement possible ?
— J’en suis sûre ! Bashere, tu es un des plus grands génies militaires du monde. Et tu disposes de ressources qu’aucun chef n’a jamais eues. Les dragons, la Famille, des Ogiers résolus à se battre… Tu peux réussir, je le sais !
— Pour quelqu’un qui me connaît depuis peu, tu me fais une grande confiance.
— Rand se fie à toi ! Même durant les pires moments – quand il regardait presque tout le monde avec suspicion –, il n’a jamais douté de toi.
Bashere parut ébranlé.
— Il y a un moyen…
— Lequel ?
— Avancer le plus vite possible et frapper les Trollocs près de Cairhien. Ils doivent être fatigués. Si nous les écrasons avant que la horde venue du sud soit là, nous aurons une chance. Mais ce sera difficile. Les Trollocs du Nord veulent probablement prendre la capitale et s’en servir contre nous quand ceux du Sud arriveront.
— Pouvons-nous ouvrir des portails en ville puis la tenir ?
— J’en doute… Pas dans l’état où sont nos Aes Sedai et les femmes de la Famille… Mais surtout, nous devrons détruire les Trollocs du Nord, pas seulement les contenir. Si nous leur donnons le temps de récupérer de leur marche forcée, ils attendront l’autre armée, puis, avec l’aide des Seigneurs de la Terreur, ils briseront Cairhien comme une simple noix. Elayne, il n’y a pas d’autre option. Nous devons attaquer et massacrer l’armée du Nord tant qu’elle est affaiblie. À ce prix, nous aurons une chance de tenir contre celle du Sud. En cas d’échec, l’étau se resserra et nous écrabouillera.
— C’est un risque que nous devons prendre, dit Elayne. Peaufine ton plan, Bashere. Nous ferons en sorte qu’il réussisse.
Egwene entra en Tel’aran’rhiod.
Le Monde des Rêves avait toujours été dangereux et imprévisible. Ces derniers temps, c’était encore pire.
Dans le songe, le reflet de la belle cité de Tear était un cauchemar où les bâtiments semblaient érodés par une bonne centaine d’années de tempêtes incessantes. Le mur d’enceinte, désormais, ne mesurait plus qu’une dizaine de pieds de haut, le reste ayant été emporté par les vents. Et à l’intérieur, c’était la même chose avec les maisons et les boutiques…
Les sangs glacés par ce spectacle, Egwene se tourna vers la Pierre. Elle, au moins, n’avait pas changé. Haute, solide et insensible à l’agression des vents.
Cette vision réconforta la jeune dirigeante.
Elle se transporta dans le Cœur de la citadelle, où elle retrouverait les Matriarches. Ça aussi, c’était réconfortant. Même en ces temps de tempête et de bouleversements, ces femmes étaient aussi solides que la Pierre.
Amys, Bair et Melaine attendaient la Chaire d’Amyrlin. Avant qu’elles remarquent sa présence, Egwene surprit la fin de leur conversation.
— J’ai vu la même chose qu’elle, disait Bair, mais à travers les yeux de mes propres descendants. Je pense que nous verrons toutes la même chose, si nous y retournons pour la troisième fois. Ce devrait être obligatoire.
— Trois visites ? fit Melaine. C’est un grand changement… Nous ne savons toujours pas si la deuxième montrera ces visions-là ou les anciennes.
Consciente qu’elle écoutait aux portes, Egwene se racla la gorge. Aussitôt silencieuses, les Matriarches se tournèrent vers elle.
— Je ne voulais pas vous déranger…, fit la Chaire d’Amyrlin.
Marchant entre les colonnes, elle approcha des Aielles.
— Aucun problème, dit Bair. Nous aurions dû tenir notre langue… C’est nous qui t’avons invitée ici, après tout.
— Je suis ravie de te voir, Egwene al’Vere, dit Melaine avec un sourire affectueux.
Le ventre très rond, la Matriarche ne devait pas être loin du terme.
— Selon les rapports, ton armée se couvre de ji.
— Nous nous en sortons bien, oui, dit Egwene en s’asseyant sur le sol à côté des Aielles. Vous aurez aussi l’occasion de briller, Melaine.