Alors qu’Egwene avait compris depuis des lustres, Gawyn en resta comme foudroyé.
— Tu es le frère de Galad ?
— Demi-frère… Pour un Fils de la Lumière, ça ne signifierait pas grand-chose. Nous avons la même mère. Son père, comme le tien, était Taringail, mais le mien était un Aiel.
— Je crois que Galad te surprendrait, souffla Gawyn. Alors, Elayne…
— Je ne vais pas te raconter l’histoire de ta famille, mais Elayne n’a aucun lien de parenté avec moi.
Rand se tourna vers Egwene.
— Puis-je les voir ? Les sceaux, je veux dire… Avant de partir pour le mont Shayol Ghul, j’aimerais les regarder une dernière fois. Je te promets de ne rien leur faire.
À contrecœur, Egwene sortit les artefacts de la bourse où elle les rangeait. Toujours sonné, Gawyn approcha de la fenêtre, l’ouvrit et laissa entrer dans le bureau la lumière de la fin d’après-midi.
La Tour Blanche était si… tranquille. Ses armées parties, ses maîtresses à la guerre…
Egwene déballa le premier sceau et le tendit à Rand. Juste au cas où, pas question de lui confier les trois en même temps. Bon, elle lui faisait confiance, mais était-on jamais trop prudent ?
Rand étudia le sceau comme s’il cherchait la sagesse dans ses lignes sinueuses.
— Je les ai fabriqués, dit-il, pour qu’ils ne se brisent jamais. Pourtant, en le faisant, je savais qu’ils faibliraient un jour… Tout se délite quand il y touche.
Egwene tendit un autre sceau, mais en le tenant fermement. Le briser accidentellement n’aurait pas été très malin. Dans sa bourse remplie de tissu, les artefacts étaient soigneusement emballés.
Elle se décomposait à l’idée de les casser. Mais Moiraine avait affirmé qu’elle le ferait.
Pour elle, ça n’avait pas de sens. Mais les mots qu’elle avait lus, plus les propos de Moiraine… Eh bien, si l’heure de briser les sceaux sonnait un jour, il faudrait qu’elle les ait à portée de la main. En conséquence, elle portait sur elle des objets qui pouvaient provoquer la disparition du monde.
Rand devint soudain aussi pâle qu’un mort.
— Egwene, ça ne m’abuse pas…
— Que veux-tu dire ?
— C’est un faux ! Bon, ça n’est pas grave. Mais dis-moi la vérité : tu as fait fabriquer des copies et j’en tiens une en main.
— Je n’ai rien fait de tel.
— Par la Lumière ! C’est un faux ! Un faux !
— Quoi ? (Egwene reprit le sceau, le toucha et ne sentit rien de spécial.) Comment peux-tu en être sûr ?
— Je les ai créés ! Mon travail, je sais le reconnaître. Ce n’est pas un des sceaux ! C’est… Quelqu’un les a volés !
— Depuis que tu me les as remis, ils ne m’ont pas quittée une seconde.
— Alors, ça s’est passé avant. Après les avoir trouvés, je ne les ai pas examinés de près. Il a su d’une façon ou d’une autre où je les avais cachés.
Rand prit le deuxième sceau et… secoua la tête.
— Un faux… (Il s’empara du troisième.) Et celui-là aussi. Egwene, c’est lui qui les a. Je ne sais comment, il les a volés. Le Ténébreux détient les clés de sa prison.
Durant la plus grande partie de sa vie, Mat aurait donné cher pour que les gens le regardent le moins possible. Parce que sinon, ils plissaient le front, accusateurs, devant tous les problèmes dont il était à l’évidence la cause – alors qu’en réalité il n’avait rien fait du tout. Sans parler des coups d’œil désapprobateurs, quand il se baladait innocemment avec pour seul objectif d’être agréable et souriant. Quel garçon ne chipait pas une tourte de temps en temps ? Rien de grave là-dedans. C’était ne pas le faire qui aurait été inquiétant.
Mais la vie avait été plus dure pour Mat que pour les autres garçons. Sans aucune raison, tout le monde le tenait à l’œil. Perrin, lui, aurait pu voler des tourtes à longueur de journée. Les gens lui auraient souri, ébouriffant ses cheveux. Mat, ces brutes le chargeaient avec un balai en main.
Quand il entrait dans une salle de jeu, il attirait aussi les regards – comme s’il était là pour tricher (ce qu’il n’avait jamais fait) ou comme si les autres joueurs l’enviaient.
Bref, depuis toujours, à ses yeux, passer inaperçu était un plaisir d’esthète. De quoi faire sauter le bouchon d’une bonne bouteille, histoire de fêter ça.
Aujourd’hui, son vœu était exaucé et ça le rendait malade.
— Tu pourrais me regarder ! s’indigna-t-il. Vraiment. Que la Lumière te brûle, tu pourrais !
— Si je le faisais, je devrais baisser les yeux, répondit la servante qui empilait des carrés de tissu sur une table basse placée contre le mur.
— Tes yeux sont déjà baissés ! Rivés sur le sol, même ! Je veux que tu les lèves !
La Seanchanienne continua à travailler. Le teint clair, des taches de rousseur sous les yeux, elle était agréable à regarder, même pour quelqu’un qui préférait les nuances plus sombres, ces derniers temps. Cela dit, si cette fille lui avait souri, ça ne lui aurait pas déplu. Comment parler à une femme quand on ne pouvait pas essayer de la faire sourire ?
D’autres servantes entrèrent, les yeux baissés et du tissu sur les bras. Mat était dans ce qui devait être ses « appartements » au palais. Un fief bien trop grand pour ses besoins. Si Talmanes et quelques Bras Rouges venaient s’installer avec lui, les lieux paraîtraient peut-être moins vides.
Mat approcha de la fenêtre. En bas, sur l’esplanade Mol Hara, une armée se mettait en formation. Apparemment, ça risquait de prendre plus longtemps que le jeune flambeur l’aurait voulu. Le général Galgan – Mat l’avait à peine croisé et il se méfiait de lui, quoi que dise Tuon sur les tueurs incompétents qu’il engageait – rassemblait les forces du Seanchan retirées des frontières, mais beaucoup trop lentement. À cause de ce repli, il craignait de perdre la plaine d’Almoth.
Mat n’avait trouvé aucune raison d’apprécier ce type. En plus, s’il traînait les pieds pour ça…
— Très Honoré ? demanda la servante.
Mat se retourna et arqua un sourcil. Plusieurs da’covale étant arrivés avec la livraison de tissu, il les vit enfin et rougit jusqu’à la racine des cheveux. Ces gens ne portaient presque rien – et ce presque rien était transparent.
Bon, Mat pouvait jeter un coup d’œil, non ? Si les femmes avaient voulu qu’on ne les regarde pas, elles se seraient couvertes. D’accord, mais qu’en penserait Tuon ?
Je ne suis pas à elle, pensa Mat, avec une inflexible détermination. Je ne serais pas « maritalisé » par cette femme !
La servante aux taches de rousseur – une so’jhin, la moitié de la tête rasée – désigna la femme qui était entrée à la traîne des da’covale. D’âge mûr, les cheveux noirs en chignon, elle n’avait pas un pouce du crâne rasé. La silhouette en forme de poire, elle affichait un sourire maternel.
Sans vergogne, elle étudia Mat. Quel bonheur, quelqu’un qui le regardait enfin ! Dommage que cette inconnue le fasse tellement penser à un maquignon qui achète des chevaux au marché.
— Noir pour son nouveau statut, fit la femme en tapant dans ses mains. Vert pour son héritage. Un vert sombre, comme celui d’une forêt… Que quelqu’un aille chercher des bandeaux, pour son œil. Et qu’on brûle cet affreux chapeau.
— Quoi ? s’écria Mat tandis que les servantes s’agitaient autour de lui pour lui subtiliser ses frusques. Minute, papillon ! Que se passe-t-il ?
— Tes nouvelles tenues, Très Honoré. Je me nomme Nata et je serai ta couturière personnelle.
— Pas question de brûler mon chapeau ! Essaie, et nous verrons si tu peux voler quand on te jette du quatrième étage. Tu as pigé ?