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Bryne fit signe à l’officier de le laisser. Miracle, pour une fois, personne n’attendait de prendre la place de Haerm. Sans doute parce que tout le monde était mort de fatigue.

Un camp, oui, mais un camp de réfugiés, pas celui d’une armée. Dès leur arrivée, la plupart des hommes s’étaient enroulés dans leur couverture pour dormir. Pour roupiller n’importe où et n’importe quand, les militaires étaient encore plus doués que les marins…

Siuan ne pouvait blâmer personne. Avant l’arrivée des Shariens, elle tenait à peine debout. À présent, elle mourait de fatigue. Du coup, elle s’assit sur le sol, près de la souche de Bryne.

— Ton bras te fait toujours mal ? demanda le général.

Il tendit une main et lui massa l’épaule.

— Tu sens bien que oui, grogna Siuan.

— Toujours aussi agréable, ma chère.

— N’imagine pas que j’aie oublié : c’est à toi que je dois cette blessure.

— Moi ? fit Bryne, amusé.

— C’est toi qui m’as poussée dans le trou !

— Tu ne semblais pas décidée à bouger.

— Faux. J’allais plonger.

— Ben voyons !

— C’est ta faute, insista Siuan. J’ai trébuché… Ce n’était pas prévu. Et le tissage de Yukiri, quelle horrible chose !

— Il a fonctionné, dit Bryne. Peu de gens peuvent se vanter d’avoir survécu à une chute de trois cents pieds.

— Elle était trop contente…, marmonna Siuan. Voilà un moment qu’elle devait avoir envie de nous faire plonger. Tous ces discours sur le Voyage et les tissages connexes…

Siuan s’interrompit, en partie parce qu’elle était mécontente d’elle-même. Ce jour était assez moche pour qu’elle n’aggrave pas les choses en s’en prenant à Bryne.

— Combien de morts ? demanda-t-elle. (Un sujet guère meilleur, mais elle devait savoir.) Nous avons des rapports ?

— Presque la moitié des soldats…

Encore pire que ce que craignait Siuan.

— Et les Aes Sedai ?

— Il nous en reste environ deux cent cinquante… Mais beaucoup sont en état de choc parce qu’elles ont perdu leurs Champions.

Un désastre ? Non, un cataclysme ! Cent vingt Aes Sedai perdues en quelques heures. La Tour Blanche n’était pas près de s’en remettre…

— Je suis navré, Siuan…

— Au fond, la plupart de ces femmes me traitaient comme un tas d’entrailles de poisson. Quand j’étais la Chaire d’Amyrlin, elles me jalousaient. Après ma chute, elles riaient de moi, et depuis mon retour elles me considéraient comme une servante.

Sans cesser de lui masser l’épaule, Bryne acquiesça au propos de sa compagne. Malgré son faux cynisme, il sentait dans le lien à quel point elle était touchée. Parmi les défuntes, il y avait beaucoup de femmes de qualité. Et d’excellentes sœurs.

— Egwene est vivante, dit Siuan. Elle va nous surprendre, Bryne. Garde les yeux ouverts.

— Si je m’y attends, ça ne sera plus une surprise.

— Idiot !

— Tu as raison – sur les deux points. Je crois qu’Egwene nous surprendra, et je suis un imbécile.

— Bryne…

— C’est la vérité, Siuan. Comment ai-je pu ne pas voir qu’ils faisaient diversion ? Ils nous tenaient occupés jusqu’à l’arrivée de la nouvelle armée. Les Trollocs se sont repliés dans les collines. Ce n’est pas leur façon de faire. J’ai cru qu’ils voulaient nous attirer dans un piège. Convaincu qu’ils récupéraient les cadavres pour pouvoir attendre tranquillement, j’ai tergiversé. Si j’avais donné plus tôt l’ordre d’attaquer, ce drame aurait pu être évité. J’ai été trop prudent.

— Un homme qui pense toute la journée à la pêche qu’il a ratée à cause du mauvais temps finit par ne pas réagir assez vite quand le ciel s’éclaircit.

— Un bon proverbe, Siuan. Mais nous en avons un aussi, spécial pour les généraux. Il est de Fogh l’Infatigable. « Si tu n’apprends rien de tes défaites, elles domineront ta pensée. »

» Je ne comprends pas comment j’ai pu laisser arriver ça ! Je me suis entraîné et préparé pour faire tellement mieux. Ce n’est pas seulement une erreur que je peux ignorer. La Trame est en jeu !

Bryne se massa le front. À la lueur du soleil couchant, il semblait avoir vieilli, ses mains soudain… fragiles. À croire que cette défaite avait ajouté d’un coup une ou deux décennies à son compte. Il soupira, les épaules voûtées.

Siuan ne sut que dire. Alors, ils restèrent assis en silence.

Lyrelle attendait devant la porte de ce qu’on nommait la Tour Noire. Pour dissimuler son impatience, il lui fallait puiser dans les trésors de sa formation d’Aes Sedai.

Depuis le début, cette expédition était une catastrophe. Pour commencer, la « tour » leur avait interdit d’entrer avant que les sœurs rouges aient fini leurs petites affaires. Après, il y avait eu les problèmes avec les portails. Enfin, en succession, trois bulles maléfiques avaient frappé, des Suppôts avaient tenté en deux occasions d’assassiner la délégation et, cerise sur le gâteau, la Chaire d’Amyrlin l’avait fait prévenir que la Tour Noire, lors de l’Ultime Bataille, s’était rangée du côté des Ténèbres.

Sur ordre de la dirigeante suprême, Lyrelle avait envoyé la plupart de ses femmes soutenir Lan Mandragoran. Depuis, elle était restée en arrière avec quelques sœurs, histoire de garder un œil sur la Tour Noire. Et maintenant… ça. Que faire face à ce rebondissement ?

— Je te l’assure, fit le jeune Asha’man, il n’y a pas de danger. Nous avons chassé le M’Hael et tous ceux qui servaient le Ténébreux. Nous tous, nous marchons sous la Lumière.

Lyrelle se tourna vers ses compagnes : une représentante de chaque Ajah et trente autres sœurs en soutien – appelées en renfort le matin même, après que l’Asha’man eut pris langue avec Lyrelle. À contrecœur, ces femmes acceptaient son autorité, en tout cas ici.

— Nous allons en discuter, dit Lyrelle en faisant signe à l’homme en noir de se retirer.

— Que devons-nous faire ? demanda Myrelle quand il se fut éloigné.

La sœur verte était depuis le début avec Lyrelle – une des rares qu’elle n’avait pas envoyées au loin, en partie parce qu’elle voulait garder son Champion dans le coin.

— Si certains Asha’man combattent pour le Ténébreux…

— On peut de nouveau ouvrir des portails, rappela Seaine. Quelque chose a changé à la Tour Noire depuis le jour où nous avons senti qu’on y canalisait intensément le Pouvoir.

— Je ne me fie pas à ça…, fit Myrelle.

— Nous devons savoir ce qu’il en est, dit Seaine. Alors que l’Ultime Bataille est en cours, nous ne pouvons pas laisser la Tour Noire sans surveillance. Il faut régler le sort de ces hommes, d’une façon ou d’une autre.

Les Asha’man affirmaient qu’un petit nombre des leurs seulement avaient pris le parti du Ténébreux. Quant à l’utilisation intensive du Pouvoir, elle était due à une attaque de l’Ajah Noir.

— S’ils avaient voulu nous éliminer, dit Lyrelle, ils auraient profité du moment où on ne pouvait pas tisser de portails pour fuir. Pour l’heure, je postule qu’ils ont… fait le ménage dans leurs rangs. Comme a dû s’y résoudre la Tour Blanche.

— Donc, on entre ? demanda Myrelle.

— Oui. Nous lierons les hommes qui nous ont été promis, puis nous leur arracherons la vérité, s’il reste des doutes.

Le Dragon Réincarné avait interdit à Lyrelle et à ses compagnes de lier les Asha’man de haut grade. Cette restriction perturbait la sœur, mais elle avait mis au point un plan lors de sa première venue ici. En principe, son idée devrait fonctionner.

Après avoir demandé aux hommes une démonstration de leur aptitude à canaliser, elle lierait celui qu’elle jugerait le plus puissant. Ensuite, il l’aiderait à choisir les hommes en formation présentant le plus de potentiel, pour que ses sœurs puissent les lier aussi.