Au sommet d’une butte, le jeune seigneur décida de se reposer, et Gaul s’immobilisa lui aussi. Depuis combien de temps traquaient-ils Tueur ? Quelques heures, semblait-il. Certes, mais quelle distance avaient-ils parcourue ? À trois occasions, ils étaient retournés à leur cachette afin de se restaurer. Fallait-il en conclure qu’une journée entière s’était écoulée ?
— Gaul, demanda Perrin, depuis quand sommes-nous ici ?
— Je ne saurais le dire, Perrin Aybara. (Gaul voulut vérifier la position du soleil, mais dans le songe, il n’y avait pas d’astre du jour.) Assez longtemps… Allons-nous devoir nous arrêter pour dormir ?
Une très bonne question… L’estomac de Perrin se mettant à grommeler, il leur improvisa un en-cas composé de viande séchée et de pain. La nourriture imaginaire leur permettrait-elle de tenir, ou se désintégrerait-elle dès qu’ils l’auraient avalée ?
La seconde hypothèse… La viande et le pain cessaient d’exister à mesure que Perrin les mangeait. Pour survivre, ils devraient se reposer sur leurs réserves, ou se faire ravitailler par l’Asha’man, à chaque ouverture quotidienne de portail. Pour l’instant, Perrin se décala jusqu’à la cachette, récupéra de la viande séchée, puis rejoignit Gaul. Alors qu’ils s’installaient pour manger de nouveau – pas des illusions, cette fois –, Perrin s’avisa qu’il s’était à demi assis sur la pointe des rêves. Comme Lanfear le lui avait enseigné, il la portait en permanence, réglée sur la position qui la désactivait. Pour l’instant, il n’avait pas généré de dôme, mais ce serait un jeu d’enfant s’il désirait en créer un.
Lanfear lui avait fait un cadeau somptueux. Qu’est-ce que ça signifiait ? Pourquoi tentait-elle de l’appâter ?
Perrin mordit dans son morceau de viande séchée.
Et Faile, était-elle en sécurité ? Si les Ténèbres découvraient ce qu’elle était en train de faire… Eh bien, il aurait aimé pouvoir garder un œil sur elle, au moins…
Après avoir bu longuement à son outre, Perrin sonda les environs en quête de loups. Dans les Terres Frontalières, il y en avait des centaines et des centaines. Des milliers, peut-être. Il salua ceux qui se trouvaient dans le coin, leur envoyant à la fois son image et son odeur.
Les réponses n’étaient pas verbales, mais il les comprit toutes.
Jeune Taureau !
Cette pensée-là venait d’un loup nommé Yeux-Blancs.
Jeune Taureau ! La Dernière Chasse nous attend. Seras-tu notre guide ?
Beaucoup de loups posaient cette question, dernièrement, et Perrin ignorait toujours quel sens lui donner.
Pourquoi avez-vous besoin de moi pour vous guider ?
Tes rugissements nous montreraient la voie, répondit Yeux-Blancs. Tes hurlements aussi.
Je ne comprends pas ce que tu veux dire… Ne pouvez-vous pas chasser seuls ?
Pas cette proie, Jeune Taureau.
Perrin secoua la tête. Toujours la même réponse, à qui qu’il s’adresse…
Yeux-Blancs, as-tu vu Tueur, celui qui abat les loups ? Vous a-t-il traqués ici ?
Perrin amplifia sa pensée. Du coup, d’autres loups lui répondirent. Tueur, ils le connaissaient, son image et son odeur transmises de meute en meute, un peu comme celles de Perrin. Mais pas un loup ne l’avait vu récemment. Cela dit, le temps, pour ces animaux, ne passait pas comme pour les humains. « Récemment », ça pouvait signifier tout et n’importe quoi.
Alors qu’il mordait dans sa viande, Perrin se surprit à grogner en sourdine. Aussitôt, il s’en empêcha. S’il avait fait la paix avec le loup tapi en lui, ça ne signifiait pas qu’il l’autorisait à entrer chez lui avec des pattes souillées de boue.
Jeune Taureau, émit un autre loup.
Une femelle nommée Arc-Tourné. Très âgée et chef de meute.
La Chasseuse de Lune marche de nouveau dans le rêve. Elle te cherche.
Merci, Arc-Tourné. Je le sais, et je l’éviterai…
Éviter la Lune ? C’est difficile, Jeune Taureau. Très difficile…
Sur ce point, la louve avait mille fois raison.
Je viens de voir la Traqueuse de Cœurs, émit Enjambée, un louveteau à la fourrure noire. Elle a changé d’odeur, mais c’est bien elle.
D’autres loups étayèrent ce témoignage. La Traqueuse de Cœurs rôdait dans le rêve. Certains l’avaient vue à l’est, mais d’autres prétendaient qu’ils se souvenaient seulement de ce que leurs ancêtres avaient vu. Des fragments de fragments de mémoire, en quelque sorte.
— Des nouvelles ? demanda Gaul.
— Une autre Rejetée est ici, annonça Perrin. Occupée à on ne sait quoi, dans l’Est.
— Ça nous concerne ?
— Dès qu’il est question des Rejetés, ça nous regarde, fit Perrin en se levant.
Il posa une main sur l’épaule de Gaul et les décala tous les deux dans la direction indiquée par Enjambée. Ce n’était pas la bonne destination, mais Perrin y rencontra des loups qui avaient vu la Traqueuse de Cœurs la veille, alors qu’ils étaient en chemin pour les Terres Frontalières.
Comme de juste, ils saluèrent chaleureusement Perrin et demandèrent s’il serait leur guide.
Il ne répondit pas, se hâtant de localiser la Traqueuse de Cœurs. Très précisément, elle était au champ de Merrilor.
Perrin s’y décala et découvrit qu’un étrange brouillard recouvrait le camp. Dans le songe, on trouvait le reflet des arbres qu’avait fait pousser Rand, leur cime émergeant de la brume.
Les tentes qui se dressaient partout évoquaient une sorte de champignonnière en plein air. Celles des Aiels se comptaient par milliers, les feux de cuisson brillant entre elles comme des lucioles.
Ce camp était là depuis assez longtemps pour avoir un reflet dans le rêve des loups. Cela dit, les rabats des tentes changeaient sans cesse de position et les couvertures des soldats apparaissaient et disparaissaient d’une seconde à l’autre. L’immatérialité consubstantielle au lieu…
Perrin conduisit Gaul à la lisière d’un premier sous-camp, là où on attachait les chevaux. Entendant un bruit, les deux hommes se pétrifièrent. Quelqu’un parlait à voix basse.
Perrin utilisa le « truc » qui avait si bien réussi à Lanfear. Générant autour de Gaul et lui une sorte de dôme de… hum, il aurait été bien incapable de dire quoi, il les isola de l’extérieur, bloquant les sons venant d’eux. Très étrange, ce phénomène… En fait, il avait érigé une barrière qui ne contenait pas d’air. Mais quel rapport avec les sons ?
Ensemble, les deux hommes approchèrent d’une tente. Celle de Rodel Ituralde, un des grands capitaines, si on se fiait à l’étendard. À l’intérieur, une femme en pantalon feuilletait des documents posés sur une table. Mais ils se volatilisaient sans cesse entre ses doigts.
Perrin n’identifia pas cette intruse, pourtant terriblement ordinaire. Pas du tout ce qu’il attendait d’une Rejetée, en tout cas… Un gros nez, des yeux dépareillés, un front large et des cheveux clairsemés. Il ne comprit pas ce qu’elle marmonnait, mais à son ton n’eut aucun mal à deviner le sens général de ses propos.
Gaul le regardant, Perrin tendit une main vers son marteau, mais il hésita. Attaquer Tueur, d’accord, mais une Rejetée ? Dans le rêve, il savait pouvoir résister à tous les tissages. Pourtant…
La femme jura de nouveau quand un des documents qu’elle lisait disparut. Puis elle releva les yeux.
Perrin réagit sans tarder. En un éclair, il érigea entre la Rejetée et lui une sorte de paravent où figurait, du côté « Traqueuse », une peinture reproduisant fidèlement le paysage qui s’étendait derrière lui. Du coup, la Traqueuse le regardait mais ne le voyait pas, alors qu’il pouvait l’épier grâce à son tableau « sans tain ».