Si elle ne se décide pas, je finirai par la hisser sur mon épaule. Lumière, viens à mon secours ! Je le ferai, et tant pis pour le boucan. De toute façon, on va se faire prendre, et…
Bao s’éloigna en entraînant Leane – toujours saucissonnée – avec lui. Les autres le suivirent, abandonnant les corps encore fumants des pauvres prisonniers.
— Egwene ? souffla Gawyn.
Son épouse le regarda, les yeux froids et déterminés, puis elle hocha la tête. Comment pouvait-elle être si calme alors qu’il devait serrer les dents pour les empêcher de claquer ?
En rampant, les deux jeunes gens sortirent de sous leur charrette. Puis Egwene regarda en direction des Shariens qui s’éloignaient. Dans le lien, Gawyn sentit que la Chaire d’Amyrlin était plus dure que jamais. D’abord troublée quand elle avait appris l’ancien nom de Bao, elle n’était plus qu’un bloc de détermination. Au fait, c’était quoi, ce nom ? Barid quelque chose ? Gawyn aurait juré qu’il l’avait déjà entendu…
Pour l’heure, il voulait tirer Egwene de ce piège mortel. Avant tout, il posa la cape caméléon sur ses épaules.
— La meilleure voie de fuite, souffla-t-il, c’est d’aller vers l’est. Autour de la tente-réfectoire… Puis en longeant le périmètre du camp. L’ennemi a installé un poste de garde près de ce qui était notre site de Voyage. Nous le contournerons par le flanc nord.
Egwene acquiesça.
— Je passerai le premier, dit Gawyn. Suis-moi à quelques pas de distance. Si je vois quelque chose, je jetterai une pierre derrière moi. Tends l’oreille pour l’entendre tomber, d’accord ? Compte jusqu’à vingt et suis-moi sans marcher vite.
— Mais…
— Tu ne peux pas être en tête, à cause des Shariennes qui risquent de te repérer. Il faut procéder comme ça.
— Au moins, prends la cape !
— Non, ça ira très bien comme ça.
Gawyn fila avant que sa femme puisse argumenter. Dans le lien, il sentit de l’agacement et paria qu’il en prendrait plein les oreilles quand ils seraient sortis de cet enfer. S’ils s’en tiraient vivants, bien entendu. Dans ce cas, il serait ravi de se faire enguirlander.
Dès qu’il eut un peu d’avance sur Egwene, Gawyn glissa à son doigt une des bagues prises aux Couteaux du Sang. Comme Leilwin le lui avait dit, il avait activé le bijou avec son fluide vital.
Ce qui risquait de le tuer, toujours selon la Seanchanienne.
Tu es un fou, Gawyn Trakand ! pensa-t-il quand un étrange fourmillement se répandit dans tout son corps.
Même s’il n’avait utilisé le ter’angreal qu’une fois, il savait que sa silhouette était désormais floue et obscurcie. Si des gens regardaient dans sa direction, leurs yeux glisseraient sur lui sans le voir. Un effet particulièrement puissant dans les ombres. Pour une fois, il se félicita que les nuages bloquent la lumière de la lune et des étoiles.
Il avança à pas prudents. Plus tôt dans la nuit, pendant qu’Egwene dormait, il avait mis la bague à l’épreuve. Essai réussi, puisqu’il était passé très près de sentinelles qui n’y avaient vu que du feu. Un type l’avait même « regardé » directement sans s’apercevoir qu’il était là. Dans l’obscurité, il aurait tout aussi bien pu être invisible.
Le ter’angreal lui permettait aussi de se déplacer plus rapidement. Une amélioration légère, mais bien réelle. De quoi lui donner envie de l’expérimenter lors d’un combat. Combien de Shariens pourrait-il tenir en respect grâce à sa bague ? Une dizaine ? Une vingtaine ?
Oui, ça fonctionnerait jusqu’à ce qu’une des Shariennes te fasse frire…
Se penchant, Gawyn ramassa une poignée de cailloux afin de prévenir Egwene s’il apercevait une de ces femmes.
Contournant la tente-réfectoire, il suivit le chemin qu’il avait exploré plus tôt. Lors de son excursion, la bague avait eu tendance à le rendre téméraire. Là, il devait se forcer à la prudence. Pas facile, quand on bénéficiait de tels avantages…
Au début, il s’était juré de ne jamais utiliser les bagues. Mais c’était au cours d’une bataille, cette idée l’ayant tenté parce qu’il espérait se couvrir de gloire. Là, c’était différent : il s’agissait de protéger Egwene. Pour un objectif si noble, il pouvait bien se parjurer.
Dès qu’elle eut compté jusqu’à vingt, Egwene avança dans l’obscurité. Pour ce genre d’exercice, elle n’était pas aussi bonne que Nynaeve et Perrin, les experts de la furtivité. Originaire de Deux-Rivières, elle s’en tirait quand même pas mal. À Champ d’Emond, tous les enfants apprenaient à marcher dans la forêt sans faire fuir le gibier.
Elle se concentra sur le chemin, l’explorant du bout des doigts de pied – comme il convenait, elle avait retiré ses chaussures – pour éviter les feuilles sèches et les brindilles. Se déplacer ainsi était une seconde nature pour elle. Hélas, ça lui laissait le temps de penser.
Et cette activité n’avait rien de réjouissant.
Un des Rejetés était à la tête des Shariens. De ses propos, Egwene était bien obligée de conclure qu’une entière nation suivait Demandred. L’équivalent des Seanchaniens avec leur Impératrice. Non ! C’était pire ! Les Seanchaniens capturaient des Aes Sedai, certes, mais ils ne massacraient pas les gens ordinaires.
Egwene devait réussir à s’échapper, afin de rapporter cette information à la Tour Blanche : les sœurs allaient devoir affronter Demandred. La Lumière veuille qu’il reste assez de survivantes pour relever ce défi.
Pourquoi Demandred voulait-il que Rand vienne à lui ? Tout le monde savait où trouver le Dragon Réincarné.
Egwene atteignit la tente-réfectoire puis la contourna. Dans le lointain, des gardes conversaient à voix basse. Leur accent était monocorde, comme si les Shariens n’éprouvaient aucun sentiment. On eût dit que toute musicalité était absente de leur timbre. Une musicalité dont la Chaire d’Amyrlin, jusqu’à ce soir, n’avait jamais eu conscience.
Les voix étant masculines, elle ne devait pas s’inquiéter que ces sentinelles sentent son aptitude à canaliser. Pourtant, Demandred avait réussi avec Leane… Grâce à un ter’angreal ? Des artefacts ayant ce type de fonction existaient bel et bien.
Elle contourna ce poste de garde – prévenir valait mieux que guérir – et continua à s’enfoncer dans l’obscurité de ce qui était naguère son camp. Passant devant des tentes écroulées, elle s’engagea sur un chemin qu’elle suivait presque tous les soirs quand elle se mettait en quête de rapports sur les troupes.
La vitesse à laquelle on passait du pouvoir à l’impuissance avait de quoi donner le tournis. Ce soir, Egwene ne valait guère mieux qu’un rat dans un caniveau. Ne pas pouvoir canaliser changeait tout dans la vie d’une femme, y compris quand elle était la Chaire d’Amyrlin.
Mon autorité, je ne la tiens pas de ma puissance dans le Pouvoir. Ce qui fait ma force, c’est de savoir contrôler, comprendre et protéger. Je sortirai de ce camp, et je continuerai le combat.
Pour contrer le sentiment d’impuissance, Egwene se répéta ces mots en boucle. Tant de morts, c’était suffisant pour avoir le cœur brisé. Mais d’où venait cette étrange sensation, entre ses omoplates ? Comme si quelqu’un l’épiait dans le noir.
Pauvre Leane…
Un bruit attira l’attention d’Egwene. Deux autres suivirent. À l’évidence, Gawyn refusait de se fier à un seul caillou. Son épouse fila se mettre à l’abri d’une tente à demi carbonisée, une moitié de la toile encore accrochée aux poteaux.