Egwene s’accroupit. À cet instant, elle s’aperçut qu’un cadavre, lui aussi à moitié brûlé, gisait à trois pas d’elle. À la faveur d’un éclair, et bien que l’homme portât la flamme de Tar Valon sur la poitrine, Egwene vit qu’il était originaire du Shienar. Un de ses yeux regardait encore le ciel. L’autre avait disparu avec la moitié manquante de sa tête.
Une lueur apparut dans la direction que suivait Egwene. Pétrifiée, elle regarda passer deux Shariens, chacun porteur d’une lanterne. Ceux-là ne parlaient pas. Quand ils obliquèrent vers le sud, suivant le tracé de la piste, la Chaire d’Amyrlin vit sur le dos de leur armure des symboles intriqués qui rappelaient les tatouages des hommes précédents.
Ces signes étant extravagants, Egwene supposa qu’il s’agissait de simples soldats.
Cette façon de faire perturbait la jeune dirigeante. Aux tatouages de quelqu’un, il était toujours possible d’ajouter des détails. Mais à la connaissance d’Egwene, il n’y avait aucun moyen d’en éliminer un, une fois qu’on l’avait intégré au reste.
Puisque les tatouages devenaient de plus en plus complexes inversement à l’importance d’une personne – chez les Shariens en tout cas –, il semblait évident que les gens, dans cette culture, comme dans toutes les autres, pouvaient être déclassés, mais sans jamais avoir une chance de retrouver leur statut précédent. Après une disgrâce, il n’y avait pas de rédemption possible. Et quand on naissait humble, on le restait à jamais.
Quelques secondes avant qu’un bouclier l’isole du Pouvoir, la Chaire d’Amyrlin sentit qu’il y avait dans son dos une femme capable de canaliser.
Du coup, elle réagit aussitôt, sans laisser le temps à la terreur de la paralyser. Son couteau au poing, elle se retourna pour faire face à la Sharienne. Dans le même mouvement, elle bondit vers son adversaire, mais un tissage d’Air s’enroula autour de son bras et l’immobilisa. Ensuite arriva l’inévitable bâillon.
Egwene se débattit, mais d’autres flux d’Air s’enroulèrent autour de son corps et la soulevèrent dans les airs.
Le couteau glissa de ses doigts déjà gourds.
Un globe lumineux apparut près de la jeune dirigeante, sa lueur bleue bien plus discrète que celle d’une lanterne.
Le tissage était l’œuvre d’une femme à la peau noire et aux traits… raffinés. Un parangon de finesse, même. Un petit nez, une silhouette élancée… Ramassée sur elle-même, la Sharienne se redressa, révélant qu’elle était presque aussi grande qu’un homme.
— Tu es un dangereux petit lapin, dit-elle, son débit monotone la rendant difficile à comprendre.
Pour ne rien arranger, elle accentuait les mots au mauvais endroit et déformait systématiquement certains sons. Telles des branches très fines, des tatouages prenaient naissance sur sa nuque et venaient s’enrouler sur ses joues. Vêtue d’une robe noire évasée, elle arborait pour toute fantaisie un liseré blanc au-dessous de sa gorge.
Lentement, elle porta une main à son bras, là où la lame d’Egwene aurait dû lui entailler la chair.
— Oui, tu es une femme très dangereuse, dit-elle. Très peu d’Ayyad réussiraient à dégainer une lame si vite. Même remarque pour ta rapidité à t’unir à la Source. Tu as été bien entraînée.
Egwene se débattit de plus belle, sans obtenir le moindre résultat. Lutter ne servirait à rien, parce que les liens se resserraient sans cesse. Sentant son cœur battre la chamade, elle ne céda pas à la panique. S’affoler ne la sauverait pas. Il fallait qu’elle reste calme…
C’est vrai ! pensa-t-elle. Quoi qu’il arrive, la peur n’écartera pas le danger. Mais elle peut avertir Gawyn.
Dans l’obscurité où il se tenait, le Champion s’inquiétait.
Au prix d’un effort, Egwene permit à sa terreur de monter. Pour ça, elle dut oublier sa formation d’Aes Sedai. Un exercice bien plus difficile qu’elle l’aurait cru.
— Tu te déplaces vite, petit lapin, dit la Sharienne en inspectant Egwene. Je n’aurais pas pu te suivre si je n’avais pas déjà su dans quelle direction tu irais. (Elle décrivit un cercle autour d’Egwene, l’air intriguée.) Tu as suivi le petit numéro du Wylde du début à la fin, pas vrai ? Très courageux, ça. Ou stupide.
Egwene ferma les yeux et se concentra sur sa terreur – une pure panique, à présent. Elle devait attirer Gawyn à elle.
Dans sa tête, elle ouvrit un petit ballot fermé très serré. Oui, celui qui contenait ses émotions les plus fortes. Par exemple, son angoisse d’être de nouveau capturée par les Seanchaniens.
L’a’dam, elle le sentait toujours autour de son cou. Et elle entendait encore le nom qu’on lui avait donné : Tuli. Même pas bon pour un animal domestique.
Egwene était jeune, à l’époque, mais pas plus impuissante qu’aujourd’hui. Et ça allait recommencer. Elle ne serait plus rien, privée de tout ce qui faisait sa personne. De quoi préférer le néant…
Lumière, pourquoi ne suis-je pas morte ?
La jeune dirigeante s’était promis de ne plus se laisser capturer comme ça…
Bientôt, elle commença à ventiler.
— Eh bien, eh bien, fit la Sharienne.
Elle semblait amusée, mais avec son débit sans relief, c’était difficile à dire.
— Allons, ça ne va pas être si terrible… Mais j’ai une décision à prendre. Qu’est-ce qui me rapportera le plus ? Te livrer à lui, ou te garder pour moi ? Eh bien…
À l’autre extrémité du camp, là où Demandred était allé, quelqu’un canalisa une grande quantité de Pouvoir. La Sharienne regarda dans cette direction, mais elle ne parut pas inquiète.
Egwene sentit que Gawyn approchait. À présent, il semblait très inquiet. Son message était passé, mais le jeune homme n’arrivait pas assez vite – en plus, il était beaucoup plus loin qu’elle l’aurait cru. Qu’est-ce qui clochait ? Maintenant qu’elle avait lâché la bonde à son angoisse, elle encaissait ses assauts, de plus en plus violents.
— Ton homme…, dit la Sharienne. Oui, tu en as un… Comment les appelez-vous, déjà ? Je trouve bizarre que vous demandiez la protection de ces mâles, mais ici, à ce qu’on dit, vous n’avez jamais atteint votre véritable potentiel.
» Il sera capturé. J’ai envoyé des gens à sa recherche.
Exactement ce que redoutait Egwene. Dire qu’elle avait entraîné Gawyn dans cette histoire ! Et conduit son armée à un désastre. Accablée, elle ferma les yeux. À cause d’elle, la Tour Blanche serait détruite.
Ses parents massacrés… Deux-Rivières en cendres…
Elle aurait dû être plus forte. Et beaucoup plus intelligente.
Non !
Les Seanchaniens ne l’avaient pas brisée. Eh bien, les Shariens ne réussiraient pas non plus.
Ouvrant les yeux, elle chercha le regard de la femme et le soutint. Après avoir étouffé de nouveau ses émotions, elle sentit le calme d’une Aes Sedai se répandre en elle.
— Tu es… bizarre, dit la Sharienne, les yeux toujours rivés dans ceux d’Egwene.
Comme hypnotisée, elle ne remarqua pas que quelque chose bougeait dans les ombres, derrière elle.
Gawyn ? Non, il était encore trop loin…
Un objet s’abattit sur le crâne de la Sharienne, qui s’écroula. Son globe lumineux s’éteignit et Egwene recouvra sa liberté de mouvement. Aussitôt, elle dégaina son couteau et se mit en garde.
Une silhouette avança vers elle. Levant son arme, la Chaire d’Amyrlin se prépara à s’unir à la Source. Tant pis si elle attirait l’attention sur elle. Pas question d’être de nouveau prisonnière !
Mais qui venait à son secours ?
— Silence, souffla l’inconnu.
Non, l’inconnue ! Egwene avait identifié cette voix…
— Leilwin ?
— D’autres Shariennes ont dû remarquer que cette femme canalisait le Pouvoir. Elles risquent de venir voir ce qui se passe. Il faut filer !