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— Elle a mis ses gens à l’abri, grogna Jarid, parce qu’elle se prépare à attaquer.

Karam sonda lui aussi le ciel. Toujours aussi plombé.

Bayrd aurait juré qu’il n’avait plus vu un coin de ciel bleu depuis des mois.

— Je pense qu’elle nous ignore, Jarid, dit Karam. Pourquoi se soucierait-elle de nous ? Nos hommes crèvent de faim. Et la nourriture continue de pourrir. Les signes…

— Elle essaie de nous écraser, marmonna Jarid, les yeux fous. C’est l’œuvre des Aes Sedai.

De nouveau, un lourd silence s’abattit sur le camp, seulement troublé par les pierres de Bayrd. Dans la boucherie paternelle, il ne s’était jamais senti à sa place. En revanche, il s’épanouissait au sein de la garde seigneuriale. Découper des carcasses ou tailler en pièces des hommes, c’était en gros la même chose. Parfois, il s’étonnait d’être passé si aisément d’une activité à l’autre.

Eri tourna la tête. Jarid le regarda, furibard, comme s’il s’apprêtait à alourdir sa punition.

Il n’a pas toujours été si fou, n’est-ce pas ? pensa Bayrd. Le trône, il le convoitait pour sa femme, mais quel seigneur n’aurait pas réagi ainsi ?

Se détourner des traditions n’avait rien de facile. La famille de Bayrd était fidèle aux Sarand depuis des générations.

Eri entreprit de s’éloigner du poste de commandement.

— Où crois-tu aller comme ça ? rugit Jarid.

Eri arracha de son épaule l’insigne de la garde rapprochée des Sarand. Après l’avoir jeté au loin, il s’engouffra dans la nuit, face au vent du nord.

Dans le camp, beaucoup d’hommes ne s’étaient pas couchés. En quête de chaleur et de lumière, ils se massaient autour des feux. Quelques-uns avaient mis à bouillir dans des chaudrons des touffes d’herbe ou de vieux morceaux de cuir – n’importe quoi qui puisse se manger ou se mâcher.

Tous se levèrent pour regarder Eri s’en aller.

— Un déserteur ! éructa Jarid. Après tout ce que nous avons traversé, le voilà qui fiche le camp. Simplement parce que la situation se complique.

— Jarid, répéta Davies, les hommes meurent de faim.

— Je sais… Merci de me le rappeler chaque fois que tu ouvres la bouche. (Jarid s’essuya le front d’un revers de la main puis tapa du poing sur sa carte.) Nous devons attaquer une des villes. Maintenant qu’elle sait où nous sommes, impossible d’échapper à Elayne. Pont-Blanc ! Nous allons conquérir la ville pour nous ravitailler. Après l’assaut de ce soir, les Aes Sedai doivent être épuisées. Sinon, elles auraient poussé leur avantage.

Bayrd plissa les yeux pour mieux voir dans l’obscurité. D’autres hommes se levaient, lestés d’un bâton ou d’un gourdin. Certains ne brandissaient même pas d’arme. Sur l’épaule, ils portaient leur couverture enroulée…

Comme des spectres, ils sortirent du camp sans un bruit… Aucun cliquetis de cotte de mailles ni de fixations de cuirasse. Tout le métal avait disparu – comme si on l’avait privé de son âme.

— Elayne n’ose pas nous affronter, marmonna Jarid, peut-être pour se convaincre lui-même. Il doit y avoir du grabuge à Caemlyn. Shiv, tous ces mercenaires dont tu parlais… Des émeutes, peut-être. Elenia doit toujours œuvrer contre Elayne, bien entendu. Pont-Blanc ! Oui, Pont-Blanc est le meilleur choix.

» Cette ville, nous la tiendrons, ce qui coupera le pays en deux. Nous recruterons des hommes, ralliant tout l’ouest d’Andor à notre étendard. Jusqu’à cet endroit… Comment s’appelle-t-il, déjà ? Deux-Rivières. Là-bas, nous devrions trouver des bras puissants. D’après ce qu’on dit, ces gens n’ont plus vu un seigneur depuis des lustres. Qu’on me donne quatre mois, et j’aurai une armée digne de ce nom. Assez puissante pour qu’Elayne n’ose plus lancer ses sorcières contre nous.

Bayrd exposa sa pierre à la lueur d’une torche. La technique, pour créer une bonne tête de lance, était d’éliminer de la matière en allant de l’extérieur vers l’intérieur.

Sur l’ardoise, il avait dessiné à la craie le modèle, puis retiré la matière selon la méthode éprouvée. Au stade des finitions, il avait cessé de « frapper » pour « tapoter » et faire sauter des éclats plus petits.

Le tranchant de droite était terminé depuis un moment et il en aurait bientôt fini avec celui de gauche. Pour un peu, il aurait presque entendu son grand-père lui souffler : Nous sommes des gens de la pierre, Bayrd. Qu’importe ce que raconte ton père. Au plus profond de nos âmes, nous sommes et nous restons des gens de la pierre.

D’autres soldats quittaient le camp. Étrangement, presque aucun ne parlait.

Jarid s’aperçut finalement de ce qui se passait. Saisissant une torche, il la leva bien haut, le dos très droit.

— Que font-ils donc ? Ils partent chasser ? Mais nous n’avons pas vu de gibier depuis des semaines. Ils vont poser des pièges ?

Personne ne répondit.

— Ou alors, ils ont vu quelque chose… Ou ils le croient. Je ne veux plus entendre parler de spectres et d’autres idioties. Les sorcières créent des illusions pour nous ruiner les nerfs. Oui, c’est ça l’explication, c’est ça…

Des bruits montèrent dans la nuit. Karam cherchait quelque chose sous sa tente écroulée. Quand il eut trouvé, il revint avec un tout petit ballot.

— Karam ? s’enquit Jarid.

Karam dévisagea son seigneur, puis il baissa les yeux et entreprit de fixer l’objet à sa ceinture. S’interrompant, il éclata de rire et vida dans sa paume le contenu de la bourse. Toutes les pièces d’or avaient fondu pour former une masse qui évoquait vaguement une oreille de cochon flottant dans un bocal.

Karam empocha cette « pépite ». Ensuite, il sortit une bague de la bourse. La grosse pierre rouge qui l’ornait était encore parfaite.

— Même pas de quoi s’acheter une pomme, par les temps qui courent, marmonna-t-il.

— J’exige de savoir ce qui se passe ! siffla Jarid. C’est ton œuvre, Karam ? (Il désigna les « déserteurs ».) Tu organises une mutinerie ?

— Je ne suis pour rien là-dedans, répondit Karam, l’air honteux. Et toi non plus, seigneur… Je… Je suis navré.

Karam s’éloigna lui aussi du cercle de lumière. Un moment, Bayrd crut qu’il avait la berlue. Les seigneurs Karam et Jarid étaient des amis d’enfance.

Le seigneur Davies emboîta le pas à Karam. Pour essayer de le retenir ? Non, pour partir avec lui. Ensemble, ils s’enfoncèrent dans l’obscurité.

— Pour ça, je vous ferai traquer jour et nuit ! cria Jarid. Bientôt, je serai le consort de la reine. Personne ne vous proposera de l’aide, même chose pour vos proches. Et ça s’étendra sur dix générations.

Bayrd baissa les yeux sur la pierre qu’il tenait. Il ne restait plus qu’une étape : le polissage. Une bonne tête de lance avait besoin de ça pour être vraiment dangereuse.

Sortant un autre morceau de granit qu’il avait choisi pour cette tâche, il commença à la frotter le long d’un des tranchants d’ardoise.

On dirait que je n’ai rien oublié du métier…, pensa-t-il alors que le seigneur Jarid continuait à divaguer.

Créer cette tête de lance à partir de rien était une expérience presque surnaturelle. Cet acte très simple semblait repousser la nuit. Jusque-là, une ombre avait déployé ses ailes sur Bayrd. À croire que… Eh bien, qu’il ne pouvait plus se tenir debout sous la lumière, si intensément qu’il essayât. Chaque matin, il se réveillait avec le sentiment qu’un des êtres qu’il chérissait le plus venait de mourir la veille.

Un tel désespoir pouvait écrabouiller un homme. Mais le simple fait de créer – n’importe quoi, on s’en fichait – compensait largement tout le reste. C’était l’unique manière de le défier… et une défense contre… lui.