Rand al’Thor – seul dans sa tête, désormais – se réveilla sous une tente obscure. Personne à son chevet… Mais quelqu’un avait laissé brûler une bougie près de sa civière.
Il inspira profondément et s’étira. Comme après une bonne nuit de sommeil, en somme. N’aurait-il pas dû souffrir ? Se sentir raide ? Mal dans sa peau ?
Il n’éprouvait rien de tout ça.
Palpant son flanc, il n’y trouva aucune blessure. Pas de cicatrice. Et pour la première fois depuis longtemps, pas de douleur. Un instant, il se demanda que penser de tout ça.
Puis il s’avisa que la main gauche qui lui palpait le flanc était entière. Sa main !
Éclatant de rire, il la porta devant ses yeux.
Un miroir ! Il me faut un miroir.
Il en trouva un dans le compartiment qui jouxtait le sien. À première vue, on l’avait laissé absolument seul. Levant sa bougie, il se regarda dans la petite glace.
Et découvrit le visage de Moridin.
Rand explora ses nouveaux traits avec ses doigts. Puis, dans le miroir, il remarqua un unique saa. En forme de croc de dragon, cette marque ne bougeait pas…
De retour dans son compartiment, Rand nota que l’épée de Laman était là, posée sur une pile de vêtements différents et soigneusement pliés. Apparemment, Alivia n’avait pas deviné ce qu’il aurait envie de porter. Car c’était elle qui lui avait laissé tout ça, avec en sus une bourse pleine de pièces de toutes les nations. Les habits et l’argent ne l’intéressaient pas beaucoup, mais elle avait conscience qu’il en aurait besoin.
Elle t’aidera à mourir…
Rand secoua la tête, s’habilla, prit l’épée et les pièces et sortit de la tente. Un cheval l’attendait – un hongre tacheté –, attaché non loin de là. Voilà qui lui allait très bien ! De Dragon Réincarné à voleur de chevaux ! De quoi sourire encore.
L’absence de selle ne le dérangea pas vraiment.
Un instant, le jeune homme hésita. Dans l’obscurité, des gens chantaient, pas très loin de lui. Il était dans la vallée de Thakan’dar, mais pas telle qu’il s’en souvenait. Ici, tout bourgeonnait, même le mont Shayol Ghul.
La chanson était un hymne funèbre des Terres Frontalières. Tenant sa monture par la bride, Rand approcha et, entre les tentes, vit les trois femmes qui se tenaient devant un bûcher funéraire.
Moridin…, pensa-t-il. Incinéré avec tous les honneurs, sous l’identité du Dragon Réincarné.
Rand recula puis enfourcha le hongre tacheté. Ce faisant, il remarqua une silhouette qui ne se tenait pas près des flammes. Une personne qui regardait dans sa direction alors que tous les autres yeux étaient rivés sur le bûcher.
Cadsuane. Ses yeux reflétant la lueur des flammes, elle inspecta Rand de la tête aux pieds. Après l’avoir saluée de la tête, il attendit quelques secondes, puis talonna sa monture et s’éloigna.
Cadsuane regarda disparaître le cavalier.
Très étrange…, songea-t-elle.
Les yeux du jeune homme avaient confirmé ses soupçons. Donc, elle n’avait plus besoin d’assister aux fausses funérailles.
Traversant le camp, elle se jeta tête baissée dans une embuscade.
— Saerin, dit-elle alors que des femmes l’entouraient. Yukiri, Lyrelle, Rubinde… Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Nous avons besoin d’être guidées, souffla Rubinde.
— Guidées ? Demandez à la nouvelle Chaire d’Amyrlin, les filles. Quand vous aurez trouvé une victime à nommer…
Les quatre femmes continuèrent à entourer Cadsuane.
Une idée lui traversant l’esprit, elle s’arrêta net de marcher.
— Par le sang et les cendres, non ! s’écria-t-elle. Non, non et non !
Les quatre sœurs eurent un sourire de prédatrices.
— Au Dragon Réincarné, tu tenais de si jolis discours sur la notion de responsabilité, fit Yukiri.
— Et tu as dit cent fois que les sœurs de cet Âge ont besoin d’une meilleure formation, ajouta Saerin.
— De ce nouvel Âge, corrigea Lyrelle. Beaucoup de défis nous attendent. Comme guide, il nous faudra une Chaire d’Amyrlin très puissante.
Cadsuane ferma les yeux et gémit.
Alors qu’il laissait Cadsuane derrière lui, Rand soupira de soulagement. La légende n’avait pas donné l’alerte bien qu’elle eût continué de le fixer jusqu’à ce qu’il ne soit plus visible – son regard, il l’avait senti peser dans son dos.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit que la redoutable sœur s’éloignait en compagnie d’autres Aes Sedai.
Cette femme l’inquiétait. Sans nul doute, elle soupçonnait quelque chose. Très ennuyeux, ça. Mais moins que si elle avait crié ses doutes sur tous les toits.
Plongeant une main dans sa poche, Rand y trouva une pipe.
Merci de cette attention, Alivia, pensa-t-il en bourrant la bouffarde avec le tabac d’une blague glissée dans son autre poche.
D’instinct, il voulut utiliser le Pouvoir de l’Unique pour allumer sa pipe.
Il n’obtint aucun résultat. Pas de saidin dans le vide – le néant complet. Il inspira à fond, puis sourit, submergé par un formidable soulagement. Il n’était plus capable de canaliser.
Par acquit de conscience, il essaya le Vrai Pouvoir. Rien non plus…
Tout en gravissant une petite pente, sur le flanc de la vallée désormais luxuriante, il baissa les yeux sur sa pipe. Aucun moyen d’embraser le tabac. Pensif, il étudia un moment la bouffarde et imagina qu’elle était allumée.
Aussitôt, le tabac rougeoya.
Souriant, Rand prit la direction du sud, puis il regarda derrière lui. Les trois femmes debout devant le bûcher venaient de tourner la tête vers lui. Il les distinguait, certes, grâce à la lueur des flammes, mais pas assez pour voir leur expression.
Je me demande laquelle me suivra, pensa-t-il, son sourire s’élargissant. Rand al’Thor, à force, tu as fini par attraper la grosse tête. Rien ne dit que l’une d’elles, ou davantage, te suivra.
Et si aucune ne venait ? Ou si elles venaient toutes, chacune au moment qu’elle aurait décidé ?
Rand eut un petit rire. Laquelle choisirait-il ? Min ? Mais comment renoncer à Aviendha ? Ou à Elayne ?
Non, il ne pourrait pas trancher. Trois femmes l’aimaient, et il ignorait par laquelle il voulait être rejoint. Eh bien, n’importe laquelle, en fait. Ou toutes les trois.
Par la Lumière, mon gars, tu es un cas désespéré. Amoureux fou des trois, sans aucune porte de sortie.
Rand fit passer sa monture au trot. En route vers le sud, il possédait une bonne monture, une bourse pansue et une magnifique épée. Celle de Laman, qui dépassait de loin ses rêves les plus fous en matière d’armes. C’était même trop, car une lame marquée du héron risquait d’attirer l’attention sur lui.
Alivia avait-elle conscience de lui avoir donné une fortune ? Probablement pas, car elle ignorait tout de l’argent. Comme elle avait sans doute dérobé ces pièces, Rand n’était plus seulement un voleur de chevaux. Mais il lui avait demandé de l’or, et elle avait fait ce qu’il fallait. Du coup, il avait de quoi s’acheter une énorme ferme à Deux-Rivières.
Le sud… L’est ou l’ouest auraient convenu, mais il voulait surtout filer le plus loin possible des lieux de ses « exploits ». D’abord au sud, puis peut-être vers l’ouest, en longeant la côte. Qui sait, il trouverait peut-être un navire ? Il lui restait tant de choses à voir dans le monde.
Contraint de participer à quelques batailles, il avait aussi été impliqué dans un gigantesque Jeu des Maisons. Bref, des choses qui ne l’avaient jamais intéressé. À part ça, il connaissait la ferme de son père et des palais. Beaucoup de palais.