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— Non, pour vous guider. Crois-moi, je t’en prie !

À la lumière des lampes, Androl dévisagea la sœur rouge.

Cet homme était la franchise incarnée. En l’étudiant, Pevara comprit pourquoi les autres s’en remettaient à lui, alors qu’il était le plus faible. Chez lui, on trouvait un étrange mélange de passion et d’humilité. S’il n’avait pas été… eh bien, ce qu’il était…

— Vraiment, fit-il en détournant la tête, j’aimerais pouvoir te croire. Tu es différente des autres, je dois l’avouer. Comme si tu n’avais rien d’une sœur rouge.

— Tu découvriras que nous ne sommes pas semblables les unes aux autres. Toutes les femmes ne choisissent pas l’Ajah Rouge pour la même raison.

— Tu veux dire la haine des hommes ?

— Si on vous détestait, serions-nous venues pour vous lier ?

Une façon d’esquiver la réalité… Même si Pevara faisait exception à la règle, beaucoup de sœurs rouges abominaient les hommes, ou, au minimum, les regardaient d’un sale œil. Mais elle espérait changer ça.

— Parfois, dit Androl, les motivations des Aes Sedai sont étranges. Tout le monde le sait. Mais si différente que tu sois, dans tes yeux, j’ai vu cette lueur mauvaise… Non, je ne crois pas que tu sois ici pour nous aider. Pareillement, je ne gobe pas que les sœurs acharnées à coincer les hommes comme moi aient eu l’intention de les secourir. Ce serait comme penser qu’un bourreau accorde une faveur à un criminel en lui coupant la tête. Pevara Sedai, ce n’est pas parce qu’une chose doit être faite que celui qui s’y colle est un ami. Désolé.

Androl se reconcentra sur son harnais.

Pevara sentit grandir son agacement. Elle avait failli le convaincre ! De fait, elle aimait les hommes, persuadée qu’avoir un ou plusieurs Champions lui aurait fait du bien. Quand on lui tendait la main à travers un abîme, ce crétin ne voyait-il donc rien ?

Du calme, Pevara ! La colère ne te mènera nulle part.

Androl, elle devait l’attirer dans son camp.

— C’est pour une selle, pas vrai ? dit-elle.

— Oui.

— Tu échelonnes les coutures.

— Mon petit secret… Ainsi, les déchirures ne s’étendent pas. En outre, c’est esthétique.

— Tu utilises du fil de lin, je suppose. Ciré, ou non ? Et pour les trous, tu recours à un poinçon simple ou à un double ? Je n’ai pas bien regardé.

Androl tourna la tête vers son interlocutrice.

— Tu connais le travail du cuir ?

— Grâce à mon oncle, qui m’a appris pas mal de choses. Quand j’étais petite, il me laissait travailler dans son atelier.

— Qui sait ? Je l’ai peut-être croisé…

Pevara se tut. Malgré le don de détourner les conversations que lui prêtait Androl, elle avait laissé celle-là dériver sur des chemins où elle refusait de s’aventurer.

— Tu vivais où ? demanda l’Asha’man.

— Au Kandor.

— Tu es de là-bas ?

— Bien sûr ! Je n’en ai pas l’air ?

— Je ne te trouvais pas d’accent, fit Androl en tirant sur ses deux aiguilles. J’ai été au Kandor. Peut-être ai-je même vraiment connu ton oncle.

— Il est mort. Assassiné par des Suppôts.

— Désolé…

— Ça va faire plus de cent ans, alors… Les miens me manquent, mais même sans leurs bourreaux, ils seraient tous morts depuis longtemps. Tous les gens que j’ai connus au pays ne sont plus de ce monde.

— Tu m’en vois attristé – sincèrement.

— C’est un lointain passé… Aujourd’hui, je peux penser à eux sans que la tristesse gâche les souvenirs heureux. Mais qu’en est-il de ta famille ? As-tu des frères et sœurs ? Des nièces et des neveux ?

— Un peu de tout, oui…

— Et tu les vois souvent ?

Androl étudia froidement la sœur rouge.

— Pour prouver que je ne te mets pas mal à l’aise, tu m’as entraîné dans un dialogue amical. Mais j’ai vu comment les Aes Sedai regardent les gens comme moi.

— Je…

— Jure que tu ne nous trouves pas répugnants !

— Je ne vois pas pourquoi je penserais ça.

— Réponds par « oui » ou par « non », Pevara.

— Bon, d’accord, tu m’as eue. Les hommes capables de canaliser me perturbent. J’en ai des démangeaisons sur tout le corps, et depuis que je séjourne ici, c’est pire chaque jour.

Androl hocha la tête, satisfait d’avoir arraché la vérité à la sœur.

— Cela dit, continua Pevara, j’éprouve ça parce que j’ai été conditionnée pendant des décennies. Ce que vous pouvez faire n’est pas naturel, mais il n’y a rien chez vous qui me dégoûte. Toi, par exemple, tu essaies en permanence d’agir de ton mieux. Je ne vois pas ce que ça aurait de dégoûtant. Et quoi qu’il en soit, je veux dépasser mes inhibitions. Pour le bien commun, si tu veux le savoir.

— C’est mieux que ce que j’espérais, j’imagine… (Androl tourna la tête vers la fenêtre toujours matraquée par la pluie.) La souillure n’est plus. Il n’y a plus rien de contre nature chez nous. J’aimerais tant pouvoir te montrer, femme ! (Il foudroya Pevara du regard.) Comment forme-t-on ce que tu appelles un cercle ?

— Pour commencer, je n’ai jamais essayé avec un homme capable de canaliser. Avant de venir ici, j’ai consulté des archives, mais aucune n’était fiable. Tant de choses ont été perdues. Cela dit, le protocole commence ainsi : sois prêt à te connecter à la Source, mais avant, ouvre-toi à moi. Pour le lien, c’est la même méthode.

— Compris… Je vois que tu n’es pas unie à la Source.

Quelle injustice ! Un homme en mesure de dire quand une femme était au contact de la Source et quand elle ne l’était pas. Un homme !

Pevara s’unit à la Source et se laissa submerger par un flot de saidar, ce divin nectar.

Pour établir un lien avec Androl, elle agit exactement comme s’il était une femme. Selon les textes, c’était la procédure. Pourtant, ça n’avait rien à voir. Le saidin ressemblait à un torrent et tout ce qu’elle avait lu s’avérait. Avec ces tissages, elle ne pouvait rien faire.

— Mon pouvoir se déverse en toi, dit Androl.

— Je sais… Mais quand un homme et une femme forment un lien, c’est le mâle qui doit diriger. Il faut que tu commandes.

— Comment ?

— Je n’en sais rien. Je vais essayer de te transmettre l’autorité. Mais tu dois contrôler les flux !

Androl regarda Pevara, qui se prépara à lui laisser le premier rôle. Mais avant qu’elle ait réussi, il s’en empara. Comme si on la tirait par les cheveux, la sœur se sentit entraînée vers le lien.

La puissance du phénomène faillit lui déchausser les dents et elle aurait juré qu’on l’écorchait vive. Fermant les yeux, Pevara inspira à fond et ne se débattit pas. Elle avait voulu tenter cette expérience, qui se révélerait utile plus tard. Pour autant, elle ne put éviter un moment de pure panique.

Elle était liée à un homme capable de canaliser – une des pires abominations que le monde ait jamais portées. Et maintenant, il la contrôlait totalement. Le saidar jaillit de son corps et se déversa dans celui d’Androl, qui poussa un petit cri.

— Autant que ça ? Tu es très puissante…

Pevara s’autorisa un sourire. Le lien s’accompagnait d’une amplification des sens. Du coup, elle sentait les émotions d’Androl. Comme elle l’aurait juré, il était aussi effrayé qu’elle. En même temps, il se révélait très solide.

Pevara s’était imaginé que partager un lien avec cet homme serait un calvaire – à cause de sa folie. Mais elle ne sentait rien de tel en lui.

En revanche, le saidin… Contre ce feu liquide, il était contraint de lutter, s’il ne voulait pas finir en cendres.