Les trois Hautes Chaires qui siégeaient à la table se levèrent en renversant leur chaise et les deux hommes dégainèrent leur arme. Elayne resta assise, bouche bée et yeux ronds.
— C’est une mauvaise habitude, admit Aviendha en glissant le couteau dans sa botte. Mes ongles ont trop poussé, mais je n’aurais pas dû les tailler sous ta tente. Elayne, je suis navrée. Tu n’es pas fâchée, j’espère ?
— Je ne parlais pas de tes maudits ongles, bon sang ! Comment… quand es-tu entrée ? Et pourquoi les gardes ne t’ont-ils pas annoncée ?
— Parce qu’ils ne m’ont pas vue, répondit Aviendha. Je ne voulais pas d’esclandre, et les gens des terres mouillées en sont friands. Tes soldats auraient pu m’empêcher de te parler, maintenant que tu es reine.
Aviendha prononça ses derniers mots en souriant. Reine… Sa première-sœur s’était couverte d’honneur. Dans les terres mouillées, la façon d’accéder au pouvoir n’était pas très conforme – comme presque tout le reste, en fait –, mais Elayne s’était bien comportée et elle avait conquis le trône. Aviendha n’aurait pas été plus fière d’une sœur de la Lance ayant capturé un chef de tribu pour en faire un gai’shain.
— Ils ne t’ont pas vue…, répéta Elayne. (Soudain, elle eut un grand sourire.) Tu as traversé le camp jusqu’à ma tente, érigée au milieu, tu t’es glissée à l’intérieur et tu t’es assise à cinq pas de moi ? Tout ça sans qu’on te voie !
— Je ne voulais pas faire d’esclandre…
— C’est une bien étrange façon de procéder…
Les interlocuteurs d’Elayne ne prenaient pas la chose avec la même philosophie. Le plus jeune des trois, le seigneur Perival, regardait autour de lui en quête d’autres intrus.
— Majesté, dit Lir, nous devons châtier les coupables. Je trouverai les hommes qui ont failli à leur devoir, et…
— Du calme, lâcha Elayne. Je parlerai à mes gardes pour leur suggérer d’ouvrir un peu plus les yeux. Cela dit, surveiller le devant d’une tente est une précaution assez stupide, puisque quelqu’un peut entrer par l’arrière en découpant la toile.
— Et saccager une bonne tente ? fit Aviendha avec une moue désapprobatrice. Pour ça, Elayne, il faudrait que nous ayons une querelle de sang.
— Seigneur Lir, tu peux partir inspecter la ville – à une distance raisonnable. (Elayne se leva.) Si quelqu’un parmi vous veut l’accompagner, je l’y autorise. Dyelin, on se verra demain matin.
Lir et Perival pivotèrent sur eux-mêmes puis sortirent de la tente – non sans jeter un coup d’œil soupçonneux à Aviendha. Avant de leur emboîter le pas, Dyelin secoua la tête et soupira.
Elayne chargea ses officiers de coordonner l’exploration de la capitale. Quand ils furent partis, les deux premières-sœurs se retrouvèrent seules.
— Aviendha, fit Elayne en enlaçant son amie, si les gens qui veulent ma mort avaient la moitié de tes compétences…
— Ai-je fait quelque chose de mal ?
— Tu veux dire : à part t’être introduite sous ma tente comme une tueuse ?
— Tu es ma première-sœur, rappela Aviendha. Aurais-je dû demander la permission ? Mais nous ne sommes pas sous un toit. Sauf si, chez vous, une tente est considérée comme un toit, à l’instar d’une forteresse chez nous. Elayne, je m’excuse. Suis-je frappée d’un toh ? Les gens des terres mouillées sont si imprévisibles. Impossible de savoir ce qui va vous offenser ou non…
Elayne éclata de rire.
— Aviendha, tu es une perle rare ! Oui, un sacré numéro ! Mais je suis ravie de te revoir. Ce soir, j’avais bien besoin d’un visage amical.
— Caemlyn est tombée ?
— Presque, fit Elayne, se rembrunissant. Ces maudits Chemins ! Pourtant, j’avais pris toutes les précautions. L’issue murée, cinquante gardes en permanence, les deux feuilles d’Avendesora retirées et disposées à l’extérieur.
— Dans ce cas, quelqu’un, à Caemlyn, a fait entrer les Trollocs.
— Des Suppôts… Une dizaine de membres de la Garde Royale… Nous avons eu de la chance qu’un homme survive à leur trahison et parvienne à s’échapper… Mais au fond, je ne devrais pas être surprise. S’il y a des Suppôts à la Tour Blanche, pourquoi n’y en aurait-il pas en Andor ? Pourtant, ces gardes s’étaient détournés de Gaebril et semblaient loyaux. Ils ont attendu très longtemps l’occasion de nous trahir.
À contrecœur, Aviendha, au lieu de rester sur le sol, alla s’asseoir dans un des fauteuils, en face d’Elayne. Sa première-sœur préférait les sièges, semblait-il. C’était peut-être normal, avec son ventre rond.
— J’ai envoyé Birgitte et des soldats en ville, voir ce qu’on peut encore faire. Pour l’instant, il faut se contenter d’attendre. Au moins, les citadins qui ont fui sont en sécurité. J’aimerais tant être plus active ! Le pire, pour une reine, n’est pas ce qu’elle doit faire, mais ce qu’elle ne peut pas faire.
— L’ennemi goûtera bientôt à la pointe ou au tranchant de nos armes, affirma Aviendha.
— C’est vrai, concéda Elayne. Pour venger mes sujets, je déchaînerai sur les Trollocs le feu et la fureur d’Andor.
— Je t’ai entendue dire qu’il ne faut pas attaquer pour le moment…
— Exact… Je ne donnerai pas à ces monstres la satisfaction de défendre mes propres murs contre mon armée. Birgitte a reçu un ordre très précis. Les Trollocs abandonneront tôt ou tard Caemlyn, c’est une certitude. Birgitte trouvera un moyen d’accélérer le processus, histoire que nous puissions les affronter en terrain découvert.
— Ne jamais laisser le choix du site à l’ennemi, fit Aviendha avec un hochement de tête approbateur. Une bonne stratégie… Et l’assemblée avec Rand ?
— J’y serai, dit Elayne. Il le faut, pour mettre les choses au clair. Et il aura intérêt à ne pas nous sortir un de ses grands numéros tragiques. Mes sujets meurent, ma capitale brûle et le monde est à deux pas de sombrer dans un gouffre sans fond. Cela dit, je resterai seulement jusqu’à la fin de l’après-midi. Après, ce sera le retour en Andor. Aviendha… Tu viendras avec moi ?
— Elayne… Quitter mon peuple m’est impossible. Je suis une Matriarche, désormais.
— Tu es allée à Rhuidean ?
— Oui.
Bien que détestant avoir des secrets pour Elayne, Aviendha ne mentionna pas ses visions.
— Excellent ! Je…
Une voix interrompit la jeune reine.
— Majesté, un messager pour vous ! lança un des gardes.
— Fais-le entrer !
La sentinelle écarta le rabat pour laisser passer une Garde de la Reine arborant sur son manteau l’insigne de son unité d’estafettes. Tout en retirant sa coiffe, une missive dans l’autre main, la jeune femme esquissa une courbette.
Elayne saisit la lettre mais ne l’ouvrit pas. En silence, la messagère se retira.
— Nous pourrons peut-être combattre ensemble, Aviendha, dit la reine. Si ça ne tient qu’à moi, j’aurai des Aiels à mes côtés lors de la reconquête d’Andor. Les Trollocs qui occupent Caemlyn sont une menace pour nous tous. Même si je les en chasse, le Ténébreux pourra continuer à déverser son engeance maudite via les Chemins.
» Mais j’ai un plan. Pendant que mon armée affrontera le gros des Trollocs, à l’extérieur de Caemlyn – pour ça, il faudra que je les incite à quitter la cité –, une plus petite force passera par un portail pour s’emparer de l’issue des Chemins. Si j’ai l’appui des Aiels pour cette mission…
En parlant, Elayne s’unit à la Source – Aviendha vit l’aura caractéristique – et, avec un filament d’Air, brisa le sceau de la lettre.
Aviendha arqua un sourcil.
— Désolée, dit Elayne. J’en suis au point de ma grossesse où je peux de nouveau canaliser de manière fiable, et je saute sur toutes les occasions…