— Surtout, ne mets pas en danger les bébés.
— Je ne leur fais courir aucun risque… Ma parole, tu es aussi casse-pieds que Birgitte… Heureusement, personne n’a de lait de chèvre, ici. Min dit que…
Elayne s’interrompit pour lire la missive. La voyant se rembrunir, Aviendha se prépara à une mauvaise surprise.
— Ah, cet homme ! s’écria la reine.
— Rand ?
— Qui d’autre ? Un de ces quatre, je l’étranglerai de mes mains.
Aviendha serra les dents.
— S’il t’a offensée…
Elayne orienta la missive en direction de sa première-sœur.
— Il insiste pour que je retourne à Caemlyn prendre soin de mes sujets. Il cite une bonne dizaine de raisons d’agir ainsi, et va jusqu’à me « libérer de l’obligation » de le rencontrer demain.
— Avec toi, il ne devrait insister sur rien du tout.
— En particulier si lourdement. Mais attends un peu. Lumière, c’est très malin ! Il essaie de me forcer à rester ! Dans cette affaire, il y a une touche de Daes Dae’mar.
Aviendha ne sut sur quel pied danser.
— Tu sembles fière de lui… Pourtant, cette lettre n’est pas loin d’une insulte, non ?
— Je suis fière, oui. Et furieuse contre lui. Mais fière parce qu’il sait comment me faire sortir de mes gonds. Rand, nous ferons de toi un vrai roi, un de ces jours ! Mais pourquoi tient-il à ma présence ? Croit-il que je le soutiendrai à cause de mon… affection pour lui ?
— Donc, tu ne sais rien de son plan ?
— Exact. Sauf qu’il implique tous les dirigeants. Bon, j’y serai, même si ça doit être après une nuit blanche. Dans une heure, j’ai rendez-vous avec Birgitte et mes autres officiers supérieurs pour savoir comment attirer les Trollocs hors de la ville puis les massacrer.
Des flammes dansaient toujours dans les yeux d’Elayne. C’était une guerrière – aussi authentique que toutes celles dont Aviendha avait croisé le chemin.
— Je dois le voir, dit la jeune Aielle.
— Ce soir ?
— Ce soir, oui. Parce que l’Ultime Bataille commencera bientôt.
— En ce qui me concerne, elle a commencé au moment où ces maudits Trollocs ont posé un pied à Caemlyn. Que la Lumière nous protège ! Nous y sommes…
— Alors, le jour de mourir est pour bientôt… Beaucoup d’entre nous ne tarderont pas à se réveiller de ce rêve. Pour Rand et moi, il n’y aura peut-être pas une autre nuit. En partie, je suis venue te demander ta permission…
— Tu as ma bénédiction, première-sœur. As-tu passé quelques heures avec Min ?
— Pas assez. En d’autres circonstances, je comblerai cette lacune. Là, je n’ai pas trop le temps.
Elayne acquiesça.
— Je crois qu’elle a de meilleurs sentiments envers moi, dit Aviendha. En m’aidant à comprendre quel dernier pas je devais faire pour devenir une Matriarche, elle m’a gratifiée d’un grand honneur. Il est peut-être judicieux de contourner certaines coutumes. Les choses étant ce qu’elles sont, nous nous en sommes bien sorties. Si c’est possible, je parlerai avec Min en ta compagnie.
— Je devrais avoir le temps, entre deux réunions. Envoyons-la chercher.
3
Un endroit dangereux
— Le seigneur Logain et Taim ont vraiment aplani leurs divergences, dit Welyn, assis dans la salle commune de La Grande Réunion.
Des clochettes dans ses tresses noires, il souriait de toutes ses dents. Mais ça, il le faisait même avant.
— Tous les deux s’inquiétaient à cause du clivage, à la tour, qu’ils trouvent très mauvais pour le moral des troupes. Nous devons penser à l’Ultime Bataille. L’heure n’est pas aux chamailleries.
Androl se tenait dans l’encadrement de la porte, Pevara à ses côtés. La vitesse à laquelle ce bâtiment – à l’origine un entrepôt – s’était transformé en taverne avait de quoi surprendre. Lind avait bien travaillé. Le comptoir et les tabourets tenaient la route. Et même si les tables et les sièges n’étaient pas encore à la hauteur, on pouvait faire asseoir plusieurs dizaines de clients. Lind avait aussi aménagé une bibliothèque très bien fournie, mais elle se montrait très regardante sur ses utilisateurs. Au deuxième niveau, elle prévoyait d’installer des salons particuliers et des chambres pour les visiteurs. En supposant que Taim en accepterait encore.
La salle commune était bien remplie, avec un grand nombre de nouvelles recrues – en d’autres termes, des hommes qui n’avaient pas encore choisi leur camp entre Taim et Logain.
Les sangs glacés, Androl écoutait Welyn. Jenare, son Aes Sedai, était assise près de lui, une main affectueuse sur son bras. Elle, Androl la connaissait mal. En revanche, Welyn n’avait pas de secrets pour lui.
La créature qui arborait son visage et parlait avec sa voix n’était pas… lui.
— Nous avons rencontré le seigneur Dragon, continua-t-il. Il surveillait les Terres Frontalières, préparant l’attaque de l’humanité contre les Ténèbres. À son étendard, il a rallié les armées de toutes les nations. Aucune ne lui a refusé son soutien, à part l’Empire du Seanchan, bien entendu. Mais ses forces ont été repoussées.
» L’heure a sonné, et nous devrons bientôt combattre. Une dernière fois, il faut nous concentrer sur nos compétences. Dans les deux semaines à venir, on distribuera généreusement des insignes, aussi bien épée que dragon. Travaillez dur, et nous serons les armes qui briseront l’emprise du Ténébreux sur le monde.
— Tu as dit que Logain était en chemin, demanda quelqu’un. Pourquoi n’est-il pas encore là ?
Androl tourna la tête. Jonneth Dowtry se campait près de la table de Welyn. Les bras croisés, foudroyant le type du regard, il était très intimidant. Originaire de Deux-Rivières, il appréciait Androl, qui trouvait facile d’oublier qu’il faisait une tête de plus que lui, avec des bras aussi gros que les pattes d’un ours. Sur le col montant de sa veste noire, on ne voyait aucun insigne, alors qu’il était aussi puissant dans le Pouvoir que n’importe quel dédié.
— Pourquoi n’est-il pas là ? insista-t-il. Tu prétends être venu avec lui, après qu’il eut parlé avec Taim. Où est-il ?
N’y va pas trop fort, mon gars ! pensa Androl. Laisse-le croire que nous gobons ses mensonges.
— Il a emmené le M’Hael voir le seigneur Dragon, dit Welyn. Tous deux devraient arriver demain, ou après-demain au maximum.
— Pourquoi Taim a-t-il eu besoin de Logain pour lui montrer le chemin ? insista encore Jonneth. Il aurait pu y aller seul.
— Ce jeune homme est idiot…, souffla Pevara.
— Non, répondit Androl, il est honnête et il veut des réponses sincères.
Ces jeunes gens de Deux-Rivières étaient décidément francs et loyaux. Et pas très doués pour les stratégies subtiles…
Pevara se tut, mais Androl sentit qu’elle mourait d’envie de bâillonner Jonneth avec quelques tissages d’Air. En fait, elle n’y pensait pas sérieusement – c’était juste un fantasme –, mais il le captait quand même. Lumière ! Que s’étaient-ils donc fait l’un l’autre ?
Elle est dans ma tête, pensa Androl. J’ai une Aes Sedai sous mon crâne !
Pevara le foudroya du regard.
Androl chercha à se réfugier dans le vide – un vieux truc de soldat qui permettait de rester lucide avant un combat. Le saidin était aussi à sa disposition, bien entendu. Mais il ne se connecta pas à la Source.
— Que fais-tu donc ? demanda Pevara. Je te sens, mais lire tes pensées est plus difficile.
Eh bien, c’était au moins ça de gagné.