Выбрать главу

— Jonneth ! appela Lind de derrière son comptoir, étouffant dans l’œuf la question suivante du jeune homme. Tu n’as pas entendu Welyn parler de son très long voyage ? Il est épuisé. Laisse-le boire sa bière et se reposer un peu, avant de le bombarder de questions.

Jonneth regarda la tavernière, l’air blessé. Le voyant s’éloigner puis sortir, Welyn eut un autre grand sourire. Puis il continua à louanger le seigneur Dragon et à souligner qu’il aurait besoin de chacun d’entre eux.

Androl sortit du vide, se sentant plus détendu. Puis il balaya la salle du regard, en quête des hommes auxquels il pouvait se fier. Il appréciait beaucoup de ces types, qui n’étaient pas tous acquis à Taim, mais de là à leur faire confiance…

Taim contrôlait la tour entière, désormais. Bien entendu, les « leçons privées » qu’il dispensait – ou faisait dispenser par ses favoris – excitaient la convoitise des nouveaux venus.

Comme soutien, Androl pouvait exclusivement compter sur les gars de Deux-Rivières. Hélas, à part Jonneth, ils manquaient trop d’entraînement pour être vraiment utiles.

De l’autre côté de la salle, Evin avait rejoint Nalaam. Androl, d’un signe de tête, lui fit comprendre de suivre Jonneth sous la pluie. Aucun d’eux ne devait rester seul !

Ensuite, Androl écouta les rodomontades de Welyn. Du coin de l’œil, il vit que Lind approchait de lui.

Sa robe ornée de splendides broderies, Lind Taglien était une petite femme aux cheveux noirs. Aux yeux d’Androl, elle incarnait ce que la Tour Noire aurait dû être. Un modèle de civilisation et d’éducation. Un lieu important.

Pour Lind, les hommes faisaient des efforts. Chez elle, pas question de renverser sa chope ou de se bagarrer. Éveiller sa colère, aucun type sensé ne s’y serait risqué.

Sa façon de gérer la taverne d’une main de fer était une excellente chose. Dans un complexe rempli d’hommes capables de canaliser, la moindre rixe pouvait très mal tourner.

— Es-tu aussi troublé que moi ? demanda Lind quand elle eut rejoint Androl. Si je ne me trompe, c’est Welyn, il y a quelques semaines, qui évoquait l’éventuel procès de Taim et son exécution ?

Androl ne répondit pas. Qu’aurait-il pu dire ? Que l’homme nommé Welyn, selon lui, était mort ? Que la Tour Noire, bientôt, grouillerait de spectres au sourire trompeur ? Des âmes mortes dotées d’yeux qui ne leur appartenaient pas ?

— Au sujet de Logain, ajouta Lind, je ne le crois pas. Androl, il se passe quelque chose. Ce soir, je demanderai à Frask de le suivre pour voir où…

— Non, coupa Androl. N’en fais rien !

Frask était le mari de Lind. Un maître d’armes engagé pour aider Henre Haslin à enseigner l’escrime à la Tour Noire. Selon Taim, c’était une perte de temps pour les Asha’man, mais le seigneur Dragon avait insisté.

— Ne me dis pas que tu crois…, commença Lind.

— Je dis que nous sommes en danger, Lind, et je refuse que Frask aggrave les choses. Fais-moi une faveur : mémorise tout ce que Welyn dira ce soir. Ça pourrait m’être très utile.

— D’accord, fit la tavernière, médiocrement convaincue.

Androl fit signe à Nalaam et à Canler, qui se levèrent et se dirigèrent vers la sortie. Alors que la pluie martelait le toit et le porche, Welyn tint le crachoir, et les hommes l’écoutèrent. Oui, il semblait incroyable qu’il ait changé de camp ainsi, et chez certains, ça éveillait des soupçons. Mais beaucoup de gens le respectaient, et cet étrange décalage, en lui, ne sautait pas aux yeux, sauf quand on le connaissait très bien.

— Lind…, souffla Androl alors que la tavernière s’éloignait.

Elle le regarda par-dessus son épaule.

— Tu… Ferme bien la porte, cette nuit. Ensuite, Frask et toi, vous devriez vous réfugier dans la cave avec de quoi boire et manger. La porte est solide ?

— Oui, mais pour le bien que ça nous fera…

Face au Pouvoir de l’Unique, aucun battant ne résistait…

Nalaam et Canler l’ayant presque rejoint, Androl se tourna pour partir… et faillit percuter un type qui se tenait derrière lui et qu’il n’avait pas entendu approcher.

Une épée et un dragon en ornant le col, la veste noire de cet Asha’man était gorgée d’eau.

Depuis le début, Atal Mishraile était un des plus fervents soutiens de Taim. Lui, il n’avait pas l’étrange regard vide. Le mal, il l’abritait dans tout son corps. Grand, de longs cheveux blonds, il souriait souvent, mais sans que ça se reflète dans son regard.

— Allons, allons, pas de querelle ! lança une voix.

Mezar émergea du rideau de pluie pour se camper à côté de Mishraile. Assez petit, ce Domani aux cheveux grisonnants paraissait plein de sagesse, même depuis sa… transformation.

Androl croisa son regard et eut le sentiment de sonder une caverne obscure où aucune lumière n’avait jamais brillé.

— Salut, Androl, dit Mezar en posant une main sur l’épaule de Mishraile, comme si ces deux-là étaient de vieux amis. De quoi maîtresse Lind devrait-elle avoir peur au point de se cacher dans sa cave ? La Tour Noire est un endroit aussi sûr qu’un autre, non ?

— Je n’ai aucune confiance en une nuit d’encre où se déchaînent des tempêtes.

— Et tu as peut-être raison, concéda Mezar. Pourtant, tu te précipites dehors… Pourquoi ne pas rester ici, bien au chaud ? Nalaam, j’adorerais entendre une de tes histoires. Tu pourrais me parler de l’époque où ton père et toi visitiez Shara…

— Ce n’est pas un très bon récit, répondit Nalaam. Et je crains de l’avoir à demi oublié.

Mezar éclata de rire. Derrière lui, Androl entendit Welyn se lever.

— Ah, vous voilà ! Je disais justement que vous alliez nous parler des défenses, en Arafel.

— Venez écouter, dit Mezar. Dans l’optique de l’Ultime Bataille, c’est important.

— Je repasserai peut-être, fit Androl, glacial. Quand j’en aurai terminé avec mes autres tâches.

Les deux hommes se défièrent du regard. Sur le côté, Nalaam était toujours connecté à la Source. Aussi puissant que Mezar, il n’aurait aucune chance face à celui-ci et à Mishraile. Surtout dans une salle bondée de gens qui prendraient parti pour les deux Asha’man accomplis.

— Ne perds pas ton temps avec le petit laquais, dit Coteren dans le dos de Mishraile.

Celui-ci s’écarta pour laisser passer le nouveau venu.

D’une main plaquée sur sa poitrine, Coteren poussa négligemment Androl.

— Mais je suis bête ! Tu ne peux plus jouer les petits laquais…

Androl se réfugia dans le vide et se connecta à la Source.

Dans la pièce, des ombres s’allongèrent et ondulèrent.

Il n’y avait pas assez de clarté ! Pourquoi n’allumait-on pas plus de lampes ? La pénombre attirait les ombres, et il les voyait. Elles étaient réelles, tentacules d’obscurité qui se tendaient vers lui pour le tirer vers eux et le détruire.

Lumière ! Je suis fou. Je suis fou…

Le vide vola en éclats et les ombres – par bonheur – battirent en retraite. Le dos contre le mur, Androl s’avisa qu’il tremblait, le souffle court. Derrière l’expression neutre de Pevara, il sentit une grande inquiétude.

— Au fait, lança Coteren, tu as entendu la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ? parvint à demander Androl.

— Tu as été dégradé, petit laquais. (Il désigna l’épée, au col d’Androl.) Ordre de Taim. Dès ce jour, tu redeviens un Soldat.

— Exact ! confirma Welyn depuis le centre de la salle. J’ai oublié de le préciser. C’est avec l’accord du seigneur Dragon, j’en ai peur. Tu n’aurais jamais dû être promu, Androl. Désolé.

Androl porta une main à son col, où se trouvait l’insigne. Ça aurait dû n’avoir aucune importance pour lui. Un non-événement…

Mais ça comptait, au contraire. Sa vie entière, il l’avait passée à chercher, s’essayant à une bonne dizaine de professions. Impliqué dans une révolte, il avait également sillonné deux mers. Toujours en quête de quelque chose qu’il était incapable de définir.