Les Aiels…
— Attends un peu ! Comment t’ai-je arrachée à leurs rangs ?
Aviendha ne baissa pas les yeux, mais elle rosit un peu. Aviendha, empourprée ? Voilà qui valait une sacrée cote !
— Tu devrais avoir compris… Si tu avais prêté attention à mes cours sur la culture aielle…
— Manque de chance, tu as eu pour élève une vraie tête de pioche.
— Oui. Et cette tête de pioche a de la chance que je veuille toujours l’éduquer. (Aviendha avança d’un pas.) J’ai encore beaucoup de choses à lui apprendre.
Cette fois, la jeune Aielle vira à l’écarlate.
Lumière, qu’elle était belle ! Mais Elayne aussi… Tout comme Min…
Bon sang, il était un sacré crétin ! Un idiot aveugle à la Lumière !
— Aviendha, dit-il, je t’aime, et ce n’est pas du boniment. Mais il y a un fichu problème ! Je vous aime toutes les trois ! Je doute de pouvoir accepter ce dilemme et choisir…
Sans crier gare, Aviendha éclata de rire.
— Tu es un abruti, pas vrai, Rand al’Thor ?
— Plus souvent qu’à mon tour, mais…
— Elayne et moi, nous sommes premières-sœurs. Et quand nous la connaîtrons mieux, Min se joindra à nous. Alors, nous partagerons tout.
Premières-sœurs ?
Rand aurait dû s’en douter, après l’établissement de leur étrange lien. Étourdi, il porta une main à sa tête.
« Nous te partagerons », avaient-elles dit.
Laisser souffrir quatre femmes liées à lui n’était déjà pas bien joli. Mais trois femmes liées qui l’aimaient ? Lumière, il ne voulait absolument pas leur faire de mal.
— Tout le monde dit que tu as changé, fit Aviendha. Depuis mon arrivée, j’ai tellement entendu cette rengaine que j’ai failli en avoir assez d’écouter les gens parler de toi. Eh bien, si ton visage est impassible, tes passions ne le sont pas… Est-il si terrible de t’imaginer avec nous trois ?
— Je le désire, Aviendha. Et à cause de ça, je devrais me cacher dans un trou de souris. Mais la souffrance…
— Tu l’as enfin embrassée, pas vrai ?
— Ce n’est pas pour moi que j’ai peur, mais pour vous.
— Serions-nous faibles au point de ne pas pouvoir supporter ce que tu assumes ?
La lueur, dans les yeux d’Aviendha, commençait à déstabiliser Rand.
— Bien entendu que non. Mais comment pourrais-je espérer que celles que j’aime souffrent ?
— La souffrance, c’est notre affaire. Il nous revient de l’accepter ou non. Rand al’Thor, ta décision est simple à prendre, même si tu t’ingénies à la compliquer. « Oui » ou « non », voilà à quoi ça se résume. Mais attention : c’est nous trois, ou aucune. Nous ne te laisserons pas te dresser entre nous.
Rand hésita. Puis, en ayant l’impression d’être un débauché, il embrassa Aviendha. Derrière lui, des Promises qu’ils n’avaient pas entendues venir lui lancèrent des insultes tonitruantes – mais empreintes d’une allégresse des plus incongrues. S’écartant d’Aviendha, il lui prit le visage entre sa main et son moignon.
— Vous êtes cinglées. Toutes les trois.
— Dans ce cas, tout est parfait. Nous sommes comme toi. Tu dois savoir que j’ai été nommée Matriarche. Donc, je suis censée être très sage, au contraire.
— Alors, nous ne sommes peut-être pas pareils. Car je commence juste à comprendre combien je suis doté de peu de sagesse.
Aviendha haussa les épaules.
— Bon, assez parlé. À présent, prends-moi dans ta couche.
— Lumière ! s’étrangla Rand. Ça, au moins, c’est direct. Un peu trop, même… La délicatesse innée des Aiels ?
— Non, fit Aviendha, de nouveau toute rouge. C’est juste que… Eh bien, je ne suis pas très douée pour ces choses.
— Vous avez décidé ça ensemble, pas vrai ? Laquelle viendrait à moi…
L’Aielle hésita, puis hocha la tête.
— Ce ne sera jamais à moi de choisir, j’imagine ?
Là, Aviendha secoua la tête.
Rand éclata de rire et l’attira vers lui. Au début, elle se raidit, mais elle fondit vite entre ses bras.
— Alors, dois-je d’abord les affronter ?
Il désigna les Promises.
— Non, espèce d’idiot, ce sera seulement pour la cérémonie, si nous te jugeons digne d’être épousé. Et il s’agira de nos familles, pas de membres de mon ordre guerrier. Tu n’as rien retenu de tes leçons, on dirait.
Rand baissa les yeux sur sa compagne.
— Eh bien, je suis content qu’il n’y ait pas besoin de se battre. Je ne saurais dire de combien de temps nous disposons, et je comptais dormir un peu, cette nuit. Mais… (La lueur, dans les yeux d’Aviendha…) Je n’aurai pas l’occasion de dormir, c’est ça ?
— C’est ça, oui…
— Eh bien, qu’il en soit ainsi. Au moins, cette fois, je n’aurai pas besoin de craindre que tu meures de froid.
— Exact. Mais si tu ne cesses pas de bavasser, Rand al’Thor, il se peut que je meure d’ennui.
Aviendha prit Rand par le bras, puis, gentiment mais fermement, le tira avec elle sous la tente.
Criant de plus en plus fort, les Promises redoublèrent d’insultes en une apothéose de jubilation.
— Je soupçonne qu’un ter’angreal est à l’origine du blocage…, dit Pevara.
Accroupie avec Androl dans l’arrière-salle d’un entrepôt de la Tour Noire, la sœur rouge ne trouvait pas cette configuration très confortable. La pièce sentait la poussière, le grain et le bois. À la tour, la plupart des bâtiments étaient neufs, et celui-là ne faisait pas exception. Les planches de cèdre embaumaient encore.
— Tu connais un ter’angreal conçu pour interdire de tisser un portail ? demanda Androl.
— Pas spécifiquement, fit Pevara en essayant de changer de position. Mais il est universellement admis que ce que nous savons sur les ter’angreal correspond au centième de ce qu’on en connaissait jadis. Il existe sans doute des milliers d’artefacts différents. Si Taim est un Suppôt, il doit être en contact avec les Rejetés. En d’autres termes, des gens capables de lui expliquer la conception et l’usage d’objets dont nous pouvons seulement rêver…
— Conclusion, nous devons trouver ce ter’angreal. Pour le neutraliser, ou, au moins, comprendre comment il fonctionne.
— Afin de nous enfuir ? N’as-tu pas compris que c’est une très mauvaise solution ?
— Eh bien… oui, concéda Androl.
En se concentrant, Pevara parvint à capter une infime partie de ce qu’il pensait. D’après ce qu’on disait, le lien entre un Champion et son Aes Sedai autorisait une connexion empathique. Là, ça semblait plus profond. C’était…
Oui, Androl souhaitait vraiment pouvoir tisser des portails. Sans ça, il se sentait désarmé.
— C’est mon seul don, maugréa-t-il, conscient que la sœur l’avait déjà compris. Ouvrir des portails. Enfin, ça l’était…
— Sans blague ? Avec ton niveau de puissance dans le Pouvoir ?
— Mon minable niveau, tu veux dire ?
Pevara captait une petite partie des pensées d’Androl. S’il reconnaissait sa faiblesse, il s’inquiétait qu’elle le rende inapte à commander. Un curieux mélange de suffisance et d’humilité…
— Voyager exige d’être puissant dans le Pouvoir, reprit Androl. Je sais… Pourtant, je peux tisser de très grands portails. Avant que tout tourne mal, mon meilleur faisait trente pieds de large.
— Tu exagères, bien entendu ?
— Si je pouvais, je te montrerais…
Pevara eut le sentiment que l’homme était parfaitement honnête. Parce qu’il racontait la vérité, ou parce qu’il était fou à lier ? Elle ne dit rien, ignorant comment aborder ce sujet.
— Aucun problème, dit-il. Je sais que des choses clochent chez moi. En fait, chez la plupart d’entre nous. Pour mes portails, tu peux demander aux autres. Si Coteren m’appelle « petit laquais », c’est pour une raison. Je suis seulement bon à conduire des gens d’un endroit à un autre…