— C’est un don remarquable, Androl. Je suis sûre que la Tour Blanche aimerait l’étudier. Je me demande combien de gens sont nés avec, mais sans s’en apercevoir, parce que les tissages requis pour Voyager avaient été oubliés.
— Je n’irai pas à la Tour Blanche, Pevara, fit Androl en mettant l’accent sur l’adjectif.
La sœur changea de sujet.
— Tu te languis de Voyager, et pourtant, tu ne veux pas quitter la Tour Noire. Au fond, que t’importe ce ter’angreal ?
— Des portails nous seraient très utiles…
Il avait une idée derrière la tête, mais Pevara ne parvint pas à la capter. À part une fugace succession d’images et d’impressions.
— Mais si nous n’allons nulle part…
— Tu serais étonnée…, marmonna Androl.
Levant la tête, il jeta un coup d’œil dehors. Derrière la fenêtre, il bruinait. Fin du déluge pour le moment. Mais le ciel restait couvert et l’aube ne viendrait pas avant plusieurs heures.
— J’ai fait des… expériences. Des choses que personne n’a jamais tentées avant moi.
— Je doute que de telles choses existent, objecta Pevara. Les Rejetés ont accès aux connaissances de tous les Âges.
— Tu crois que l’un d’eux est impliqué dans cette histoire ?
— Pourquoi pas ? fit Pevara. Si tu te préparais pour l’Ultime Bataille, avec l’idée d’empêcher l’ennemi de te résister, laisserais-tu une bande d’Asha’man s’entraîner ensemble, se former mutuellement et devenir puissants ?
— Oui, répondit Androl sans hésiter. J’attendrais qu’ils soient forts, puis je m’emparerais d’eux.
Pevara n’émit aucune objection, parce que c’était probablement exact. Évoquer les Rejetés perturbait Androl. Là, elle sentait ses pensées bien plus clairement qu’avant.
Ce lien était contre nature ! Elle devait s’en débarrasser ! Après, elle ne verrait aucun inconvénient à faire d’Androl son Champion.
— Je n’assumerai pas la responsabilité de cette situation, Pevara. (Androl regarda de nouveau dehors.) Tu m’as lié en premier.
— Après que tu eus trahi ma confiance. Je t’ai offert la possibilité de former un cercle, et tu…
— Je ne t’ai pas fait de mal ! coupa Androl. À quoi t’attendais-tu ? L’objectif d’un cercle n’était-il pas de nous permettre d’unir nos pouvoirs ?
— Cet argument n’est pas pertinent.
— Tu dis ça parce que tu as perdu.
Androl avait parlé calmement, et il était bel et bien très serein. Pevara dut reconnaître qu’il n’était pas facile de le faire sortir de ses gonds.
— Non, je le dis parce que c’est vrai. Tu n’es pas d’accord ?
Pevara sentit l’amusement d’Androl. Il voyait très bien comment elle prenait le contrôle de la situation. Au-delà de l’amusement, il semblait impressionné. Pour de bon. Au point de se dire qu’il devait apprendre à manœuvrer les gens comme elle.
La porte intérieure de la pièce s’ouvrit, et Leish jeta un coup d’œil à l’intérieur. Cette femme aux cheveux blancs, rondelette et charmante, semblait à l’opposé de Canler, l’Asha’man bourru qu’elle avait épousé. Elle fit un signe à Pevara, indiquant qu’une demi-heure s’était écoulée, puis elle referma la porte. D’après ce qu’on disait, Canler l’avait liée, en faisant une sorte de… Championne ?
Avec ces hommes, tout était incongru. Pevara pouvait comprendre qu’on lie sa conjointe – ne serait-ce que pour savoir en permanence où elle était, et vice versa –, mais il semblait malsain de recourir au lien pour de telles banalités. Le lien, c’était pour les Aes Sedai et les Champions. Pas pour les couples de tourtereaux.
Androl dévisageait la sœur rouge, à l’évidence pour tenter de déterminer ce qu’elle pensait. Mais ses cogitations, très complexes, le perturbaient.
Quel type bizarre, cet Androl Genhald. Comment pouvait-il être ce mélange de détermination et de timidité, comme s’il s’agissait de deux fils tressés ensemble ? En permanence, il faisait ce qui s’imposait, sans cesser de penser qu’il n’aurait pas dû être en position de décider.
— Je ne me comprends pas non plus, dit-il…
De quoi faire enrager Pevara ! Comment devinait-il ou lisait-il si bien ses pensées ? Pour déchiffrer les siennes, elle devait encore aller à la pêche…
— Tu peux reformuler cette pensée ? demanda-t-il. Je n’ai pas bien saisi.
— Idiot, marmonna Pevara.
Androl sourit et regarda de nouveau par la fenêtre.
— Ce n’est pas encore le moment, dit Pevara.
— Tu es sûre ?
— Certaine. Et si tu continues à regarder, tu risques de l’effrayer quand il arrivera.
Androl baissa la tête – à contrecœur.
— Quand il sera là, ajouta Pevara, tu devras me laisser diriger.
— On devrait se lier.
— Non.
Pas question de se livrer à lui de nouveau, après ce qui était arrivé la première fois. Elle frissonna… et Androl tourna la tête vers elle.
— Il y a de très bonnes raisons pour que nous ne nous liions pas, Androl. Je ne veux pas t’insulter, mais tes aptitudes ne sont pas suffisantes pour que le marché soit équitable. Il vaut mieux que nous restions séparés. Tu dois l’accepter. Sur un champ de bataille, que préférerais-tu ? Avoir un seul soldat ? Ou deux, l’un moins compétent que l’autre, histoire de pouvoir leur assigner des missions différentes ?
Androl réfléchit, puis capitula.
— D’accord, c’est vrai… Pour une fois, ce que tu dis est sensé.
— C’est toujours le cas, fit Pevara en se levant. C’est l’heure. Prépare-toi.
Les deux complices se placèrent de chaque côté de la porte qui donnait sur l’extérieur. Délibérément, elle était entrebâillée, comme si quelqu’un avait oublié de la verrouiller.
Ils attendirent en silence, Pevara commençant à se demander si elle ne s’était pas emmêlé les pinceaux dans ses calculs. Si c’était le cas, Androl se moquerait grassement, et…
La porte s’ouvrit en grand. Dobser passa la tête dans la pièce – incité par le gros mensonge d’Evin au sujet d’une bouteille de vin qu’il aurait cachée là après avoir vu que Leish avait oublié de verrouiller la porte. Selon Androl, Dobser était un ivrogne notoire. Pour le punir, Taim l’avait plus d’une fois roué de coups.
Pevara sentit la réaction d’Androl face à cet homme. Une écrasante tristesse. Dans les yeux de Dobser, il ne se tapissait plus que des ténèbres.
Pevara frappa à la vitesse de l’éclair. Saucissonnant Dobser avec des flux d’Air, elle le coupa de la Source en mettant en place un bouclier. Androl brandissait un gourdin, mais il n’eut pas à l’utiliser.
Dobser écarquilla les yeux quand il se retrouva en suspension dans les airs. Les mains dans le dos, Pevara l’étudia d’un œil critique.
— Tu es sûre de ton plan ? demanda Androl.
— C’est trop tard pour se poser la question, répondit Pevara en nouant ses tissages d’Air. Les témoignages semblent concorder. Plus une personne était loyale à la Lumière avant d’être convertie, plus elle sera fanatique des Ténèbres après sa « chute ». Donc…
Donc, ce type, qui avait toujours été un tiède, devait être plus facile à briser, à corrompre ou à retourner. C’était important, parce que les larbins de Taim comprendraient vite ce qui se passait…
— Dobser ? demanda une voix. (Deux silhouettes se découpèrent dans l’encadrement de la porte.) Tu as le vin ? Inutile de regarder dans l’entrepôt. La femme n’est pas…
Welyn et un autre favori de Taim, Leems, attendaient que Dobser se remontre.