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Devant lui, Talmanes repéra Sandip avec quelques-uns des éclaireurs de la Compagnie. Sans trop de succès, ce type pourtant très mince tentait de s’extraire de la foule de fugitifs.

— Pitié, mon bon maître ! cria une jeune femme. Ma petite… Ma fille, il faut aller la chercher !

— Je dois rejoindre ma boutique ! braillait un gros type. Ma verrerie…

— Braves gens, dit Talmanes en se frayant un chemin dans la foule, si vous voulez notre aide, vous devriez vous écarter afin de nous laisser atteindre cette maudite ville !

Les fugitifs obéirent à contrecœur et Sandip remercia Talmanes d’un signe de tête. Les cheveux noirs et le teint mat, Sandip était un des chefs de la Compagnie, accessoirement bien connu pour avoir la main verte. D’habitude très affable, il tirait la tête, en ce jour.

— Sandip, fit Talmanes en tendant un bras, là !

Non loin des deux hommes, un groupe important de combattants observait la ville.

— Des mercenaires, grogna Sandip. Nous avons dépassé plusieurs bandes. Aucune ne semble envisager de lever le petit doigt.

— Il faudra voir de quoi il retourne…, répondit Talmanes.

Portant leurs chiches possessions, des gamins en pleurs à la remorque, des gens continuaient à fuir la cité. Et ce flot ne se tarirait pas de sitôt. Caemlyn, ces derniers temps, était aussi bondée qu’une auberge les jours de marché. Les fugitifs ne représentaient qu’une infime partie des malheureux coincés dans cet enfer.

— Talmanes, dit Sandip, très calme, cette capitale va devenir un piège mortel. Il n’y a pas assez d’issues. Si la Compagnie se fait surprendre à l’intérieur…

— Je sais. Mais…

Devant les portes, une sorte d’onde traversa le flot de fugitifs. Un phénomène presque physique, comme une crise de tremblements. Ensuite, les cris gagnèrent en intensité.

Talmanes tourna la tête. Des silhouettes géantes franchissaient les portes à contre-courant des fugitifs.

— Lumière ! s’écria Sandip. Qu’est-ce que c’est ?

— Des Trollocs, dit Talmanes en faisant volter Selfar. Ils veulent s’emparer des portes et empêcher les citadins de fuir.

Des portes, il y en avait plusieurs. Si les Trollocs les tenaient toutes…

L’attaque était déjà une boucherie. Si les monstres pouvaient empêcher les gens de s’enfuir, ce serait encore pire.

— En avant ! cria Talmanes. Direction les cinq portes de la ville.

Il lança Selfar au galop.

Dans un autre endroit, ce bâtiment se serait appelé une « auberge », même si Isam n’avait jamais vu personne à l’intérieur, à part la femme aux yeux mornes qui s’occupait des chambres miteuses et préparait des repas sans saveur. Quand on venait ici, ce n’était sûrement pas pour le confort ! Assis sur un siège très dur, Isam s’accoudait à une table en pin si usée qu’elle devait être une antiquité bien avant sa naissance. Craignant de récolter autant d’échardes qu’un Aiel trimballait de lances, il évitait de toucher la surface dévastée.

Le gobelet ébréché d’Isam contenait un liquide sombre qu’il n’avait pas encore goûté. Installé près du mur, il était assez proche de l’unique fenêtre pour surveiller la rue chichement éclairée par les quelques lanternes rouillées accrochées à la façade des bâtiments.

Prudent, Isam s’assurait qu’on ne pourrait pas voir sa silhouette à travers la vitre crasseuse. Pour ce faire, il ne restait jamais en face de la fenêtre. Dans la Ville, il n’était jamais bon d’attirer l’attention.

La Ville… C’était le seul nom de cet endroit, si on pouvait tenir ça pour un nom. Au fil de deux millénaires, les bâtiments de guingois avaient été érigés et remplacés d’innombrables fois. Si on plissait les yeux, le lieu ressemblait de fait à une cité de bonne taille. Mais la plupart des structures avaient été construites par des prisonniers ignares en maçonnerie. Des contremaîtres tout aussi médiocres les supervisant, le résultat se passait de commentaires. Beaucoup de maisons tenaient debout uniquement parce qu’elles étaient mitoyennes des deux côtés.

Alors qu’il surveillait la rue, de la sueur ruisselait sur le visage d’Isam. Lequel des Élus allait venir pour lui ?

Dans le lointain, il distinguait vaguement les contours d’une montagne sur un fond de ciel nocturne. Au cœur de la Ville, quelque part, du métal tapait contre du métal – une sorte de pouls d’acier. Dans la rue, des silhouettes allaient et venaient. Des hommes en manteau à capuche, leur visage caché par un voile rouge sang qui ne laissait voir que leurs yeux…

Isam s’efforçait de ne jamais permettre à son regard de s’attarder sur eux.

Le tonnerre se déchaînait. Des versants de la montagne jaillissaient d’étranges éclairs qui fusaient en direction des nuages gris omniprésents. Très peu d’humains connaissaient l’existence de la Ville, pas très loin de la vallée de Thakan’dar, où se dressait le mont Shayol Ghul. Une poignée seulement avaient entendu des rumeurs sur cet endroit. Et s’il n’en avait pas fait partie, Isam ne l’aurait sûrement pas regretté.

D’autres hommes passèrent, tous avec des voiles rouges. Ces carrés de tissu, ils ne les abaissaient jamais. Enfin, presque jamais. Et quand l’un d’entre eux le faisait, il était plus que temps de le tuer. Parce que si on le ratait, lui ne vous ratait pas.

Pour la plupart, ces hommes au voile rouge semblaient n’avoir aucune raison d’arpenter les rues – sinon le plaisir de se foudroyer du regard et de flanquer des coups de pied aux chiens errants faméliques. Les rares femmes qui osaient sortir rasaient les murs, les yeux baissés. Des enfants, il n’y en avait nulle part en vue. Et très vraisemblablement, ils devaient être rarissimes, même cachés. La Ville n’était pas un endroit pour eux. Isam le savait très bien, puisqu’il y avait grandi.

Un des hommes remarqua la fenêtre et s’immobilisa. Isam ne bougea plus un cil. Les Samma N’Sei – les Chasseurs de l’Œil – étaient depuis toujours très fiers et hautement susceptibles. Non, « susceptibles » était un terme bien trop faible. Pour poignarder un Sans Talent, ils n’avaient même pas besoin pour prétexte d’un mot plus haut que l’autre. En règle générale, c’étaient les serviteurs qui payaient les pots cassés. Mais pas toujours.

L’homme au voile rouge continuait à fixer la fenêtre. Isam contrôla ses nerfs et ne céda pas à la tentation de rendre son regard au type. S’il était convoqué ici, c’était pour une urgence – du genre qu’on ne négligeait pas, si on tenait à vivre un peu plus vieux. Pourtant, si l’homme faisait un pas en direction de l’auberge, Isam se réfugierait aussitôt en Tel’aran’rhiod, rassuré parce qu’un Élu lui-même n’aurait pas pu le suivre.

Sans crier gare, le Samma N’Sei se détourna de la fenêtre. Puis il s’éloigna du bâtiment d’un pas décidé.

La tension d’Isam baissa d’un cran. Mais ici, il ne se sentirait jamais en sécurité. Malgré sa déplorable enfance, ce n’était pas son foyer. Non, c’était l’antre de la mort.

Attiré par un mouvement, Isam sonda le bout de la rue. Un autre homme très grand, en veste et manteau noirs, avançait vers lui, le visage découvert. Si étrange que ça paraisse, tous les Samma N’Sei s’engouffrèrent dans des rues ou des allées latérales.

Donc, ce serait Moridin… Lors de la première visite de l’Élu en ville, Isam n’était pas présent, mais il en avait entendu parler. Jusqu’à ce qu’il leur démontre le contraire, les Samma N’Sei avaient pris Moridin pour un Sans Talent. Et comme les contraintes qui les liaient ne l’entravaient pas…

Selon les récits, le nombre de morts parmi les Voiles Rouges variait beaucoup, mais sans jamais descendre en dessous de douze. Avec ce qu’il avait vu plus tard, Isam voulait bien le croire…