Pevara réagit sans tarder. Projetant des tissages sur les deux fâcheux, elle généra un filament d’Esprit.
Ils parèrent sa tentative pour les placer sous bouclier – en ériger un entre la Source et une personne qui maniait déjà le Pouvoir n’était pas aisé –, mais ses bâillons se mirent en place, empêchant les deux types de brailler.
Pevara sentit des flux d’Air s’enrouler autour d’elle, un bouclier tentant de la couper du saidar. Frappant au jugé, elle coupa les flux avec des filaments d’Esprit.
Surpris de voir ses tissages se dissiper, Leems tituba. Pevara avança, tissa un autre bouclier et le mit en place au moment où elle percutait l’homme, le plaquant contre le mur.
La double attaque fonctionna. Surpris, Leems se retrouva coupé de la Source.
Pevara projeta un deuxième bouclier sur Welyn, mais il riposta avec un poing d’Air qui la repoussa en arrière, dans la petite pièce. Percutant le mur du fond, elle grogna de douleur mais tissa quand même un nouveau flux d’Air. La vue brouillée par le choc, elle s’y accrocha, le projeta comme la lanière d’un fouet et l’enroula autour d’une cheville de Welyn alors qu’il tentait de sortir de la pièce.
Il y eut un bruit de chute, et le plancher trembla.
Welyn s’était étalé, n’est-ce pas ? Sonnée, la sœur rouge ne voyait pas clair.
Elle s’assit sur le sol, tout le corps douloureux, mais ne relâcha pas les flux d’Air qui bâillonnaient les deux hommes. Si elle le faisait, ils donneraient l’alarme. Et dans ce cas, elle mourrait. Ils mourraient tous, même. Voire pire.
Chassant les larmes qui troublaient sa vue, elle constata qu’Androl se campait au-dessus des deux hommes, son gourdin au poing. Peu confiant en des boucliers qu’il ne voyait pas, il avait assommé les sbires de Taim. Une bonne chose, parce que le second bouclier de Pevara ne s’était pas mis en place.
Elle rectifia cette erreur.
Les yeux de plus en plus ronds, Dobser lévitait toujours dans les airs.
— Lumière ! lança Androl. Pevara, c’était… formidable. Tu as maîtrisé deux Asha’man, presque sans aide.
La sœur rouge sourit de satisfaction et accepta la main qu’Androl lui tendait pour l’aider à se relever.
— À quoi crois-tu que les sœurs rouges passent leur temps, Androl ? S’asseoir en rond et se lamenter sur les hommes ? Nous nous entraînons à combattre nos proies.
Tandis qu’il tirait Welyn dans la pièce puis fermait la porte, Pevara sentit le respect qu’Androl éprouvait pour elle.
Pour s’assurer qu’on ne les avait pas vus agir, il jeta un coup d’œil par la fenêtre. Puis il tira les rideaux et généra un petit globe lumineux.
Pevara inspira à fond. Tendant une main, elle s’appuya contre un mur.
Androl l’étudia intensément.
— Tu dois aller voir une de tes collègues, pour te faire guérir.
— Non, ça ira. J’ai pris un coup sur la tête et ça a secoué le mur, mais il s’en remettra.
— Laisse-moi voir ça, dit Androl.
Il avança, son globe lumineux le précédant. Pevara se laissa examiner un moment – surtout le crâne, en quête d’éventuelles bosses. Puis Androl fit léviter le globe devant les yeux de la sœur rouge.
— Regarder la lumière est douloureux ?
— Oui, admit Pevara en détournant la tête.
— Des nausées ?
— Un peu…
Androl tira un mouchoir de sa poche et l’imbiba d’eau avec la flasque dont il ne se séparait jamais. Se concentrant tellement que son globe s’éteignit, il fixa le mouchoir, finalement givré quand il le tendit à sa compagne.
— Plaque ça sur la plaie, dit-il. Et si tu te sens partir, préviens-moi. Quand on s’endort, ça peut aggraver les choses.
Pevara obéit.
— Tu t’inquiètes pour moi ? lança-t-elle, taquine.
— Non. Mais comment as-tu dit, déjà ? Je protège mes investissements…
— C’est ça, oui… Donc, tu es aussi expert en médecine militaire ?
— J’ai appris avec une guérisseuse de village, il y a longtemps.
Androl se baissa pour ligoter les deux types évanouis. Pevara fut soulagée de ne plus devoir maintenir les tissages-bâillons. En revanche, elle conserva les boucliers.
— Une guérisseuse avec un acolyte masculin ?
— Pas au début… Bon, c’est une longue histoire…
— Parfait, ça. Une longue histoire me tiendra éveillée jusqu’à ce que nos amis nous aient rejoints.
Emarin et les autres avaient mission d’aller et venir en se faisant voir. Une façon de créer un alibi pour le groupe, si la disparition de Dobser était découverte.
Androl ralluma son globe, puis il haussa les épaules et continua à ligoter les prisonniers.
— Ça a commencé quand un ami à moi est mort de la fièvre, lors d’une partie de pêche au brochet, au large de Mayene. Revenu à terre, j’ai pensé que nous aurions pu sauver Sayer, si l’un de nous avait su comment faire. Du coup, je me suis mis en quête de quelqu’un qui voudrait bien m’apprendre…
4
Les avantages d’un lien
— … Et ainsi s’achève l’histoire, fit Pevara, assise le dos calé contre un mur.
Androl sentait très bien les émotions de la sœur. Dans la pièce où ils avaient combattu les sbires de Taim, ils attendaient toujours Emarin, qui prétendait être en mesure de faire parler Dobser. En la matière, Androl n’avait aucune compétence.
L’odeur de grain avait tourné au rance. Un pourrissement soudain, comme ça arrivait souvent…
Très calme intérieurement et extérieurement, Pevara venait d’achever le récit du massacre de sa famille par des amis de longue date.
— Je les hais toujours, avoua-t-elle. À mes proches, je peux penser sans douleur. Mais ces Suppôts… Je les abomine ! Au moins, je suis en quelque sorte vengée, parce que le Ténébreux ne les a pas défendus. Toute leur vie, ils l’ont servi en espérant avoir une place dans son nouveau monde. Et voilà que l’Ultime Bataille se déroule longtemps après leur mort. Et ceux qui vivent aujourd’hui ne seront pas mieux lotis. Quand nous aurons gagné, il s’emparera de leurs âmes. J’espère que leur châtiment sera long et douloureux.
— Tu es si sûre que ça que nous vaincrons ?
— Bien entendu ! Androl, la question ne se pose pas. Nous ne pouvons pas le permettre.
— Tu as raison… Continue.
— Il n’y a plus rien à dire. Mais il est étrange de raconter ça après tant d’années. Pendant longtemps, j’étais incapable d’en parler.
Un lourd silence s’ensuivit. En lévitation, Dobser se trouvait face au mur, des tissages lui bouchant les oreilles. Welyn et Leems, eux, n’avaient toujours pas repris conscience. Androl n’y était pas allé de main morte, et il comptait recommencer s’ils faisaient mine de se réveiller.
Pevara les avait placés sous boucliers, mais elle n’en maintiendrait pas trois si ces types tentaient de se libérer en même temps. En principe, pour neutraliser un homme, il fallait au moins deux sœurs. Face à trois, aucune Aes Sedai n’aurait fait le poids, qu’ils soient puissants ou non.
Elle aurait pu nouer les boucliers. Mais Taim avait appris aux Asha’man la manière d’échapper à des tissages noués.
Oui, Androl avait raison. Mieux valait garder les deux brutes endormies. En réalité, il aurait été légitime de les égorger, mais il n’avait pas les tripes pour faire ça. Du coup, il avait relié à leurs paupières un filament d’Esprit et d’Air qui l’avertirait s’ils ouvraient les yeux. Pour réussir ça, il avait sué sang et eau, mais le résultat était là. Au moindre frémissement, il saurait, et son gourdin ferait le reste.
Pevara pensait toujours à sa famille. Sur les Suppôts, elle n’avait pas menti. Tous, elle les abominait ! Une haine contrôlée, certes, mais toujours vibrante après tant d’années.