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Androl n’aurait pas soupçonné ça chez une femme qui souriait si souvent. À présent, il sentait sa souffrance. Et la solitude qui la torturait, bizarrement.

— Mon père s’est ôté la vie, dit-il – sans vraiment l’avoir voulu.

La sœur rouge leva les yeux sur lui.

— Des années durant, ma mère a prétendu que c’était un accident. Il est mort dans la forêt, en sautant d’une falaise. La nuit précédente, il s’était assis près d’elle pour lui expliquer ce qu’il comptait faire.

— Elle n’a pas essayé de l’en empêcher ?

— Non… Un peu avant qu’elle s’endorme aussi entre les bras de la mère, j’ai pu lui arracher quelques réponses. Elle avait peur de lui ! Pour moi, ce fut un choc, parce qu’il était si doux et aimable. Que s’était-il passé, vers la fin, pour qu’il la terrorise ? (Androl chercha le regard de Pevara.) Il voyait des choses dans les ombres, m’a-t-elle dit. En d’autres termes, il devenait fou.

— Ah…

— Tu m’as demandé pourquoi je suis venu à la Tour Noire et pour quelle raison je tenais à être évalué. Eh bien, cette chose que je suis, c’est une réponse pour moi. Grâce à ça, je sais qui était mon père, et pourquoi il a fait ce qui lui semblait s’imposer.

» Aujourd’hui, je vois les signes qui m’échappaient à l’époque. Nos affaires étaient trop prospères. Mon père trouvait des carrières ou des veines de métal là où les autres repartaient bredouilles. Des hommes l’engageaient pour localiser à leur place les gisements prometteurs. C’était le meilleur ! Incroyablement bon ! Les derniers temps, je lisais en lui, Pevara. J’avais à peine dix ans, mais je m’en souviens. La peur, dans ses yeux… Je sais de quoi il s’agit, à présent. (Androl hésita.) Mon père a sauté de cette falaise pour sauver la vie de ses proches.

— Désolée…, souffla Pevara.

— Savoir qui il était et qui je suis m’aide un peu.

Il pleuvait de nouveau, les gouttes martelant la fenêtre comme des cailloux.

La porte de l’extérieur s’ouvrit, et Emarin entra enfin. Voyant Dobser dans ses liens et en suspension, il parut soulagé. Mais ça ne dura pas quand il découvrit les autres types.

— Qu’avez-vous fait, tous les deux ?

— Ce qu’il fallait, répondit Androl. Pourquoi as-tu mis si longtemps ?

— J’ai encore failli me battre avec Coteren, expliqua Emarin, les yeux rivés sur les deux prisonniers. Il nous reste peu de temps, Androl. Nous ne nous sommes pas laissé provoquer, mais Coteren semblait… agacé. Plus que d’habitude, je veux dire. Selon moi, ces gens ne nous supporteront plus très longtemps.

— De toute façon, dit Pevara, les deux idiots évanouis nous grilleront… (Elle déplaça Dobser pour qu’Emarin puisse avancer.) Tu crois vraiment pouvoir le faire parler ? J’ai essayé d’interroger des Suppôts, en mon temps. Ils peuvent être coriaces.

— D’accord, fit Emarin, mais ce n’est pas un Suppôt des Ténèbres. Non, il s’agit de Dobser !

— Je doute que ce soit toujours lui, dit Androl en étudiant l’homme qui lévitait dans ses liens. Et je ne peux pas accepter l’idée que quelqu’un soit modifié afin de servir le Ténébreux.

Dans le lien, Androl sentit la désapprobation de Pevara. Pour elle, ça n’avait rien d’extraordinaire. Toute personne capable de canaliser pouvait être convertie. Les anciens textes en parlaient déjà…

Cette possibilité retournait l’estomac d’Androl. Contraindre quelqu’un à se tourner vers le mal ? Eh bien, ça n’aurait pas dû être possible. Le destin bousculait les gens. Les plaçant dans des positions difficiles, il les rendait fous ou les poussait à leur fin. Mais les forcer à devenir des larbins du Ténébreux… Le choix entre la Lumière et l’obscurité devait appartenir aux individus et à eux seuls.

Les yeux vides de Dobser prouvaient que les choses ne se passaient pas ainsi. L’homme qu’Androl avait connu était mort, remplacé par une entité maléfique qui habitait dans son corps. Une âme différente ! Oui, ça devait être ça…

— Quoi qu’il soit, dit Pevara, je doute que tu parviennes à le faire parler.

Emarin croisa les mains dans son dos.

— Les meilleurs moyens de persuasion sont ceux qu’on n’impose pas… Pevara Sedai, aurais-tu l’obligeance de détisser les flux qui obstruent ses oreilles, histoire qu’il entende notre conversation ? Mais fais en sorte que ça paraisse accidentel. Je veux qu’il croie « épier » ce que je vais dire.

La sœur rouge s’exécuta. Au moins, c’est le sentiment qu’eut Androl. Malgré leur « double lien », ils ne voyaient pas leurs tissages respectifs. En revanche, il sentait l’anxiété de la sœur. Repensant aux Suppôts qu’elle avait interrogés, elle aurait aimé avoir… Quoi donc ? Un outil qu’elle avait utilisé contre eux ?

— Je pense que nous pouvons nous cacher dans mon domaine, dit Emarin d’un ton hautain.

Androl sursauta. Le noble se tenait très droit. L’air plus fier et plus autoritaire, il parlait comme s’il s’adressait à des inférieurs. En d’autres termes, il se comportait comme ce qu’il était.

— Personne n’aura l’idée de nous y chercher, continua-t-il. Je vous accueillerai en tant qu’associés, et le plus humble d’entre nous – le jeune Evin, par exemple – pourra s’intégrer à ma domesticité. En la jouant fine, nous fonderons une Tour Noire alternative.

— Je… Eh bien, j’ignore si c’est judicieux, fit Androl, entrant dans le jeu de son ami.

— Silence ! lâcha Emarin. Tu donneras ton opinion quand on te la demandera. Aes Sedai, si nous voulons rivaliser avec la Tour Blanche et la Noire, le seul moyen, c’est de créer un endroit où les hommes et les femmes capables de canaliser travailleront ensemble. Une Tour Grise, en quelque sorte…

— Une proposition intéressante.

— La seule qui ait un sens. (Emarin se tourna vers Dobser.) Il n’entend pas, j’espère ?

— Non, mentit Pevara.

— Relâche-le, dans ce cas. Je veux lui parler.

Pevara fit mine d’obéir en hésitant. Dobser tomba sur le sol, faillit s’étaler, tituba un peu sur ses jambes mal assurées et… regarda la sortie.

Emarin tendit une main dans son dos, décrocha un objet de sa ceinture et le laissa tomber par terre. C’était un petit sac qui émit un bruit métallique en s’écrasant sur le plancher.

— Maître Dobser…

— Qu’est-ce que c’est ?

Se penchant maladroitement, Dobser ramassa le sac, jeta un coup d’œil dedans et écarquilla les yeux.

— Ton paiement, dit Emarin.

— En échange de quoi ?

— Tu me comprends mal, maître Dobser. Je n’exige rien, mais je te défraie pour m’excuser. J’ai chargé Androl de te demander de l’aide, et il semble avoir… dépassé le cadre de sa mission. J’entendais seulement te parler. Pas te voir ligoté et en suspension dans l’air.

Dobser regarda autour de lui, méfiant.

— Où as-tu eu cet argent, Emarin ? Et qu’est-ce qui te fait croire que tu peux donner des ordres ? Tu n’es qu’un Soldat…

Dobser jeta un nouveau coup d’œil au contenu de la bourse.

— Je vois que nous nous comprenons, dit Emarin. Tu ne me dénonceras pas, du coup ?

— Je…

Dobser regarda Welyn et Leems, toujours inconscients.

— Oui… Tu as raison, ça va poser un gros problème. Tu doutes qu’on puisse livrer Androl à Taim et lui faire porter le chapeau.

— Androl ? Le petit laquais ? Terrassant deux Asha’man ? Personne ne croira un mot de cette histoire.

— Tu marques un point, maître Dobser…

— Alors, livrons-lui l’Aes Sedai ! lança le prisonnier.

— Bonne idée, mais manque de chance, j’ai besoin d’elle. Un désastre, cette situation… Un pur désastre !

— Eh bien, je pourrais peut-être dire un mot en ta faveur au M’Hael. Pour rattraper le coup…