— Très poétique, ça…, fit Rand. J’ai vu que tu avais enfin relâché Mierin.
Moridin s’immobilisa et Rand l’imita pour le dévisager. De cet homme, la fureur semblait se déverser comme de la lave en fusion.
— Elle est venue à toi ?
Rand ne répondit pas.
— Ne prétends pas que tu la savais encore vivante ! Tu ne pouvais pas t’en douter.
Rand resta impassible. Ce qu’il éprouvait au sujet de Lanfear – ou quel que soit le nom qu’elle portait aujourd’hui – était complexe. Si Lews Therin la méprisait, Rand l’avait surtout connue sous l’identité de Selene. Et il s’était amouraché d’elle, du moins jusqu’à ce qu’elle ait tenté de tuer Egwene et Aviendha.
Penser à elle le fit songer à Moiraine, l’incitant à espérer des choses qu’il n’aurait pas dû espérer.
Si Lanfear n’est pas morte, alors, Moiraine…
Très calme, Rand soutint le regard de Moridin.
— La perdre est sans importance, à présent, dit-il. Elle ne détient plus aucun pouvoir sur moi.
— Oui, fit Moridin, je te crois. C’est vrai, mais je persiste à penser qu’elle nourrit toujours un vif déplaisir vis-à-vis de la femme que tu as choisie. Quel est son nom, déjà ? Celle qui se prétend aielle mais porte des armes ?
Rand ne réagit pas à cette provocation.
— Désormais, Mierin te déteste, continua Moridin. Je crois qu’elle te rend responsable de ce qui lui est arrivé. Tu devrais l’appeler Cyndane. On lui a interdit d’utiliser tout autre nom.
— Cyndane, fit Rand, comme pour goûter ce mot. Dernière Chance ? Ton maître a fait des progrès en matière d’humour, dirait-on.
— Ce n’est pas censé être drôle.
— Oui, j’imagine bien… (Rand sonda le paysage uniformément désolé.) J’ai du mal à croire que j’avais si peur de toi, tout au début. Envahissais-tu mes rêves ? M’attirais-tu dans les tiens ? Je n’ai jamais su le dire…
Moridin ne desserra pas les dents.
— Je me souviens d’une fois, continua Rand. J’étais assis près d’un feu, entouré par des cauchemars qui ressemblaient à Tel’aran’rhiod. Tu n’es pas capable d’attirer complètement quelqu’un dans le Monde des Rêves. Pourtant, je ne suis pas en mesure non plus d’y entrer tout seul…
Comme beaucoup de Rejetés, Moridin entrait souvent dans le Monde des Rêves en chair et en os, ce qui se révélait dangereux. On disait même que procéder ainsi était maléfique et qu’on y perdait de son humanité. En revanche, on y gagnait en puissance…
Moridin ne lâcha pas un indice sur ce qui s’était passé cette nuit-là. Rand, lui, se rappelait vaguement les jours durant lesquels il cheminait vers Tear. Mais il revoyait des images nocturnes où ses amis et sa famille tentaient de le tuer.
Moridin, enfin, Ishamael, l’avait contre sa volonté attiré dans des rêves qui « croisaient » Tel’aran’rhiod.
— En ce temps-là, tu étais fou, dit Rand en sondant le regard de Moridin. (Dedans, il aurait juré voir crépiter des flammes.) Et tu l’es toujours, pas vrai ? Mais tu contrôles ta démence. Personne ne peut le servir sans être au minimum un peu cinglé.
Moridin recommença à marcher.
— Défie-moi autant que tu veux, Lews Therin ! La fin est proche. Alors, tout sera livré à l’étreinte mortelle des Ténèbres. Déchiqueté, brisé, étranglé…
Rand avança aussi pour être au niveau de Moridin. Tous deux avaient la même taille.
— Tu te hais toi-même ! Je le sens en toi, Elan ! Jadis, tu servais le Ténébreux par amour du pouvoir. Aujourd’hui, c’est parce que sa victoire – et la fin de toutes choses – est l’unique paix que tu peux encore connaître. Plutôt que de continuer à être toi, tu préfères ne plus exister. Mais tu devrais savoir qu’il ne te libérera pas. Jamais ! Pas toi !
Moridin ricana.
— Avant la fin, il me laissera vous tuer, Lews Therin. Toi, la blonde, l’Aielle et la petite brune…
— Tu agis comme si tout ça était une compétition entre nous deux, coupa Rand.
Tête inclinée en arrière, Moridin éclata de rire.
— Bien sûr, parce que c’est exactement ça ! Tu n’as pas encore compris ? Par les fleuves de sang, Lews Therin ! C’est entre nous, rien de plus. Au fil des Âges, à l’infini, nous nous affrontons, toi et moi.
— Non. Pas cette fois. J’en ai terminé avec toi. Une plus grande bataille m’attend.
— N’essaie pas de…
Des rayons de soleil transpercèrent les nuages. Dans le Monde des Rêves, il y en avait rarement, mais là, ils inondaient la zone autour de Rand.
Moridin tituba. Regardant le ciel, il baissa ensuite les yeux et les plissa pour dévisager Rand.
— Ne crois pas… Ne pense pas que je goberai tes tours ridicules, Lews Therin. Weiramon a été secoué par ce que tu lui as fait, mais ça n’a rien d’un exploit d’être connecté au saidin et d’écouter s’emballer le cœur des traîtres.
Rand déchaîna sa force mentale. À ses pieds, les feuilles mortes reverdirent et de nouvelles pousses d’herbe percèrent la terre. Comme de la peinture renversée, la luxuriance s’étendit autour de lui et les nuages s’écartèrent.
Moridin écarquilla les yeux. Alors que les nuages s’éparpillaient, il tituba encore. Rand sentit son trouble. Après tout, c’était son fragment de rêve !
Certes, mais pour attirer quelqu’un à l’intérieur, il avait dû le placer près de Tel’aran’rhiod. Un univers dont les règles s’appliquaient ici…
Mais il y avait autre chose – relatif au lien qui existait entre eux deux.
Rand avança, les bras en croix. L’herbe poussa par vagues et des fleurs rouges jaillirent comme si la terre elle-même s’empourprait. La tempête se calma et les nuages noirs furent comme consumés par la Lumière.
— Parle à ton maître ! ordonna Rand. Dis-lui que cette bataille n’est pas comme les autres. Fais-lui savoir que j’en ai assez de ses sbires et de ses minables coups de pion. Je viens pour lui ! Ne manque pas de le prévenir. Je viens pour lui !
— Ce n’est pas… du jeu, fit Moridin, visiblement ébranlé. Ce n’est pas…
Sous le soleil triomphant, il regarda un moment Rand puis… disparut.
Rand expira à fond. Autour de lui, l’herbe mourut et les nuages, dans le ciel, revinrent à l’assaut. Même s’il avait réussi, Moridin étant finalement parti, maintenir la transformation du paysage avait été difficile et épuisant.
Ici, souhaiter une chose suffisait pour qu’elle advienne. Si seulement cela avait pu être si simple dans le monde réel.
Rand ferma les yeux et se projeta sous sa tente, où il pourrait dormir un peu avant de devoir se lever.
Pour sauver le monde, si c’était dans ses cordes.
Dans l’obscurité et sous la pluie, Pevara était accroupie à côté d’Androl. Son manteau gorgé d’eau, elle songea à un ou deux tissages qui auraient aisément réglé le problème. Mais elle n’osa pas canaliser. Avec ses compagnons, elle allait devoir affronter des Aes Sedai converties et des sœurs de l’Ajah Noir. Autant d’ennemies qui sentiraient qu’elle maniait le saidar.
— À l’évidence, ils montent la garde, souffla Androl.
Devant eux, le terrain se transformait en un labyrinthe géant de tranchées et de murs de briques. Les fondations de ce qui serait peut-être un jour la véritable Tour Noire. Si Dobser n’avait pas menti, des salles secrètes existaient au cœur de ces fondations. Terminées et très bien cachées, elles continueraient d’exister lorsque la tour tutoierait le ciel.