S’avisant qu’il faisait frisquet, Rand glissait ses pieds dans ses bottes puis allait se débarbouiller avec de l’eau laissée à tiédir près du four.
N’importe quel matin, un fermier pouvait ouvrir sa porte et découvrir un monde encore vierge.
Le froid glacial… Les trilles hésitants des oiseaux… Le soleil brisait la ligne d’horizon, à croire que le monde bâillait chaque matin.
Rand écarta le rabat de sa tente, mit la tête dehors et fit un signe à Katerin, la petite Promise aux cheveux blonds qui montait la garde.
Le monde qu’il découvrit n’avait rien de nouveau… Au contraire, il semblait vieux et fatigué, comme un colporteur qui serait allé à pied jusqu’à la Colonne Vertébrale du Monde avant d’en revenir, toujours sur ses deux jambes.
Sur le champ de Merrilor, des feux de cuisson lâchaient de la fumée au-dessus d’un océan de tentes. Partout, des hommes s’affairaient. Les soldats huilaient leurs armures et les forgerons aiguisaient des têtes de lance. Pas en reste, les femmes préparaient des empennages pour les flèches. D’autres servaient le petit déjeuner à des hommes qui auraient dû passer une meilleure nuit. Mais tous savaient qu’ils vivaient leurs derniers moments de paix avant la tempête.
Rand ferma les yeux. Comme s’il avait avec la terre un lien de Champion, mais en mode mineur, il sentait ce qui s’y passait. Sous l’herbe jaunie, des vers rampaient dans le sol. Même très lentement, les racines des végétaux continuaient de s’étendre, en quête de nutriments. Si squelettiques qu’ils fussent, les arbres n’étaient pas morts, car de la sève et de l’eau circulaient encore en eux. Pour l’heure, ils somnolaient.
Sur certaines branches, des merlebleus s’étaient perchés. Serrés les uns contre les autres, comme pour se réchauffer, ils ne chanteraient pas pour annoncer l’arrivée de l’aube.
La terre vivait encore, mais comme un homme accroché à une falaise par le bout des doigts.
Rand ouvrit les yeux.
— Mes agents sont revenus de Tear ? demanda-t-il.
— Oui, Rand al’Thor, répondit Katerin.
— Envoie des messages aux autres dirigeants. Je les verrai dans une heure au centre du champ, là où j’ai ordonné qu’il n’y ait pas de tentes.
Laissant trois autres Promises pour veiller sur Rand, Katerin partit exécuter cet ordre.
Rand referma le rabat, se retourna et sursauta en découvrant Aviendha derrière lui. Nue comme au jour de sa naissance.
— Il n’est pas facile de te surprendre, Rand al’Thor, dit-elle avec un beau sourire. Le lien te fournit un trop gros avantage. Il faudrait que je me déplace très lentement, comme un lézard à midi, pour que tu ne sentes pas que j’ai changé de position.
— Aviendha, par la Lumière ! Quel besoin as-tu de me surprendre, pour commencer ?
— Eh bien, pour faire ça…
La jeune aielle bondit, se pressa contre Rand et l’embrassa.
Il se détendit et n’abrégea pas le baiser.
— De façon peu surprenante, souffla-t-il contre les lèvres d’Aviendha, il est beaucoup plus agréable de te bécoter quand je ne risque pas de geler sur pied…
Aviendha s’écarta.
— Tu ne devrais plus parler de cet événement, Rand al’Thor.
— Mais…
— Je me suis acquittée de ma dette, et me voilà première-sœur d’Elayne. Ne me remets pas en mémoire une honte qui est oubliée.
Une honte ? De quoi Aviendha aurait-elle dû avoir honte, alors qu’ils venaient juste de…
Rand secoua la tête. Capable de sentir respirer la terre, il pouvait dire qu’une coccinelle rampait sur une feuille à une bonne lieue de distance. Mais très souvent, il ne comprenait absolument rien aux Aiels. Ou ce phénomène était-il surtout lié aux femmes, aielles ou non ?
Dans le cas précis, c’était sans doute les deux…
Près du tonneau d’eau claire de la tente, Aviendha sembla hésiter.
— Je suppose que nous n’aurons pas le temps de prendre un bain…
— Tu aimes les bains, désormais ?
— J’accepte qu’ils fassent partie de mon existence. Et si j’ai l’intention de vivre dans les terres mouillées, il faut bien que j’adopte certaines de leurs coutumes. Quand elles ne sont pas totalement débiles. Ce qui est rare…
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Rand.
— Pourquoi quelque chose devrait-il ne pas aller ?
— Parce que tu es inquiète, Aviendha, je le sens au plus profond de toi-même.
La jeune Aielle foudroya Rand du regard. Bon sang, qu’est-ce qu’elle était belle !
— Tu étais plus facile à gérer avant d’hériter de l’antique sagesse de ton ancien moi, Rand al’Thor…
— Sans blague ? À l’époque, tu ne te comportais pas comme aujourd’hui.
— Parce que j’étais une gamine qui ne connaissait rien de l’extraordinaire aptitude de Rand al’Thor… à taper sur les nerfs des autres. (Aviendha plongea les mains dans l’eau et se lava le visage.) C’est très bien comme ça. Si j’avais su ce qui m’attendait avec toi, j’aurais peut-être enfilé une robe blanche pour ne plus jamais la retirer.
Rand sourit, puis tissa des flux d’Eau pour vider le tonneau en générant une sorte de fontaine. Aviendha s’écarta et regarda le spectacle avec de grands yeux curieux.
— Voir un homme canaliser ne semble plus te perturber, fit remarquer le Dragon alors qu’il réchauffait son geyser improvisé avec un filament d’Air.
— Il n’y a plus de raison d’être perturbée… Si ton aptitude me dérangeait toujours, ça reviendrait à me comporter comme un homme qui refuse d’oublier la honte d’une femme alors qu’elle s’est acquittée de son toh.
Aviendha défia Rand du regard.
— Je ne peux pas imaginer qu’un tel mufle existe… (Rand jeta sa robe de chambre au loin et approcha de la jeune Aielle.) Regarde bien ! Voici un vestige de cette « antique sagesse » que tu trouves apparemment si frustrante.
Après l’avoir portée à la température parfaite, Rand fit venir l’eau à lui puis les en aspergea tous les deux, la transformant en une fine bruine. Aviendha poussa un petit cri et s’accrocha au bras du jeune homme. Même si elle s’habituait à vivre dans les terres mouillées, l’eau continuait à la mettre mal à l’aise tout en lui inspirant une étrange déférence.
Avec un flux d’Air, Rand s’empara d’un savon, l’émietta dans sa douche improvisée et fit tourbillonner autour de leurs corps une farandole de bulles. Leurs cheveux se soulevèrent, ceux d’Aviendha formant comme une colonne avant de retomber gracieusement sur ses épaules.
Rand utilisa une nouvelle bruine d’eau chaude pour les rincer tous les deux. Puis il élimina la plus grande part de l’humidité, les laissant encore un peu mouillés, mais pas trempés. Ensuite, il remit l’eau dans le tonneau et, à contrecœur, se coupa du saidin.
Aviendha en resta pantelante.
— C’était complètement fou et irresponsable !
— Merci, fit Rand. (Il prit une serviette et l’envoya à la jeune femme.) Tu accolerais ces deux adjectifs à presque tout ce que nous faisions pendant l’Âge des Légendes. Mais c’était une autre époque, Aviendha. Plus de gens canalisaient le Pouvoir, et ils y étaient entraînés dès l’enfance. Nous n’avions pas besoin de savoir faire la guerre ou tuer. La douleur, la faim le malheur et les conflits – tout ça n’existait plus. Du coup, le Pouvoir servait à des tâches qui auraient pu sembler triviales.
— Vous pensiez avoir éliminé la guerre. Une grossière erreur. Votre ignorance vous a affaiblis.
— C’est vrai… Pourtant, je ne suis pas sûr que j’aurais changé les choses, si j’avais su. Il y a eu beaucoup de bonnes années, de formidables décennies et de merveilleux siècles. Nous pensions vivre au paradis. Ce fut peut-être la cause de notre chute. Désireux que nos vies soient parfaites, nous ignorions les imperfections. Notre insouciance aggravait les problèmes, et la guerre aurait été inévitable même si la brèche du mont Shayol Ghul n’avait jamais existé.