Egwene ouvrit un portail qui la ramena sous sa tente, dans le coin qu’elle avait réservé au Voyage. Dès qu’ils eurent franchi le passage, Gawyn et elle sortirent pour se retrouver dans le brouhaha du champ de Merrilor.
Dans un concert de cris, des troupes se déplaçaient pour être en position lors de la réunion. Rand mesurait-il ce qu’il avait fait ? Rassembler ainsi des soldats, en les inquiétant avec des mystères, revenait à jeter des fusées d’artifice dans un chaudron avant de le mettre sur la cuisinière. Tôt ou tard, l’explosion se produisait.
Egwene devait contrôler ce chaos. Gawyn un pas derrière elle, elle adopta son masque d’Aes Sedai. Le monde avait besoin d’une Chaire d’Amyrlin en acier trempé.
Silviana attendait sa supérieure. Munie de son étole et de son bâton, on eût dit qu’elle s’apprêtait à accompagner Egwene à une réunion du Hall de la Tour.
— Dès que ça aura commencé, dit Egwene en lui tendant sa note, exécute ces ordres.
— Compris, mère, fit la Gardienne.
Elle se plaça sur la droite d’Egwene, un demi-pas derrière. La jeune dirigeante n’eut pas besoin de tourner la tête pour savoir que Silviana et Gawyn s’ignoraient superbement.
Dans le secteur ouest de son camp, la Chaire d’Amyrlin avisa un groupe d’Aes Sedai qui se querellaient. Passant dans leurs rangs, elle leur imposa le silence. Puis un palefrenier lui amena son cheval, un hongre gris pommelé nommé Tamis.
Une fois en selle, Egwene balaya du regard les Aes Sedai.
— Les représentantes seulement…
Cette annonce produisit un paisible raz-de-marée de protestations, toutes énoncées avec la sereine autorité d’une Aes Sedai. Comme de juste, chacune de ces femmes pensait avoir le droit d’assister à la réunion.
Egwene les foudroyant du regard, elles finirent par se calmer. En dignes sœurs, elles savaient que se comporter ainsi les déshonorait.
Pendant que les représentantes se rassemblaient, Egwene balaya du regard le champ de Merrilor. Un vaste triangle de prairie herbeuse du Shienar, délimité sur deux côtés par des cours d’eau – la rivière Mora et le fleuve Erinin – et par une forêt sur le troisième. Au milieu se dressait la colline de Dashar, d’environ une centaine de pieds de haut. Du côté « Arafel » de la rivière Mora, on trouvait le plateau de Polov haut d’une bonne quarantaine de pieds. Sur trois côtés, les versants étaient en terrasses et le quatrième, côté rivière, présentait une pente plus abrupte. Au sud-ouest de ce plateau s’étendait un marécage. Non loin de là, le gué de Hawal, sur la rivière Mora, permettait de passer de l’Arafel au Shienar.
Au nord, en face d’antiques ruines, on trouvait un Sanctuaire ogier. Egwene était allée saluer ses occupants peu après son arrivée, mais Rand ne les avait pas invités.
Les armées convergeaient les unes vers les autres. Venant de l’ouest, là où Rand avait établi son camp, les Frontaliers avançaient sous leurs différents étendards. Au milieu, on distinguait celui de Perrin. Un étendard, Perrin… Comme c’était étrange.
En provenance du sud, l’armée d’Elayne se dirigeait vers le lieu du rendez-vous, au centre du site. Comme il se devait, la reine chevauchait au premier rang. Même si son palais avait brûlé, elle gardait la tête haute.
Entre Perrin et Elayne, les Teariens et les Illianiens – qui avait pu laisser ces deux troupes camper l’une à côté de l’autre ? – formaient des colonnes séparées, chacune représentant quasiment tout l’effectif militaire du pays.
Egwene devait se dépêcher. Sa présence calmerait les dirigeants, évitant peut-être des problèmes. Car ces gens n’aimeraient pas être si près de tant d’Aiels. À part les Shaido, toutes les tribus étaient représentées. À cette heure, Egwene ignorait toujours si elles soutenaient la position de Rand ou la sienne. Plusieurs Matriarches semblaient avoir écouté sa plaidoirie, mais aucune ne s’était engagée à quoi que ce fût.
— Regarde, dit Saerin en venant se camper à côté d’Egwene. Tu as invité le Peuple de la Mer ?
La jeune dirigeante secoua la tête.
— Non… Mais je ne le voyais pas prendre le parti de Rand…
À dire vrai, après sa rencontre avec les Régentes des Vents, en Tel’aran’rhiod, elle n’avait pas voulu s’engluer de nouveau dans des négociations avec ces femmes. De peur de se réveiller pour s’apercevoir qu’elle leur avait concédé non seulement sa chemise, mais aussi la Tour Blanche elle-même.
Émergeant de portails, près du camp de Rand, ces gens faisaient le spectacle avec leurs tenues colorées. Comme d’habitude, les Maîtresses des Vagues et les Maîtres de l’Épée semblaient au moins aussi fiers que les monarques.
Je me demande depuis quand il n’y a plus eu une réunion pareille, songea Egwene.
Presque toutes les nations du continent étaient représentées – et même au-delà, si on tenait compte du Peuple de la Mer. Seuls le Murandy, l’Arad Doman et les pays sous domination du Seanchan manquaient à l’appel.
Les dernières représentantes étant enfin en selle, la colonne pouvait se mettre en marche. Pressée d’arriver à destination, mais résolue à ne pas le montrer, Egwene avança au pas vers le point de rendez-vous.
Les soldats de Bryne se mirent en formation pour escorter les Aes Sedai. La Flamme de Tar Valon affichée sur leur poitrine, ils en jetaient, mais sans pour autant faire de l’ombre aux sœurs. Au contraire, leur allure martiale mettait en valeur les femmes qui chevauchaient en leur sein. Les autres armées reposaient sur la force brute. La Tour Blanche, elle, avait quelque chose en plus.
Egwene songea de nouveau à la configuration du terrain. Un champ, une zone centrale dégagée… Idéal pour des charges massives, ça. Il fallait espérer que les choses ne tourneraient pas au vinaigre.
Elayne établit un précédent en laissant derrière elle le gros de ses forces. Très calme, elle s’en détacha avec une centaine d’hommes en guise de protection. Egwene s’empressa de l’imiter. D’autres monarques suivirent le mouvement, leur armée s’immobilisant à bonne distance du point de rendez-vous.
Ravie de sentir le soleil sur sa peau alors qu’elle approchait du site, Egwene ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil au ciel, où les nuages, comme par miracle, s’étaient retirés d’au-dessus du champ de Merrilor. Rand influençait les choses d’une étrange façon. Pour signaler sa présence, nul besoin d’un étendard. Là où il était, la tempête cédait la place au soleil…
Pourtant, il ne semblait pas être là.
— Elayne, dit Egwene, pas pour la première fois, quand sa colonne fit la jonction avec celle de la reine, je suis désolée.
La jeune femme aux cheveux blond tirant sur le roux resta très digne.
— La capitale est perdue, mais une ville n’est pas le royaume. Cette réunion doit avoir lieu. J’espère qu’elle sera courte, pour que je puisse retourner en Andor. Où est Rand ?
— Il prend son temps, lâcha Egwene. Tu sais bien qu’il a toujours été comme ça.
— J’ai parlé à Aviendha, dit Elayne en tirant sur les rênes de son cheval bai, qui s’impatientait. Elle a passé la nuit avec lui, mais il ne lui a rien dit sur son plan.
— Il a parlé d’exigences, fit Egwene en regardant les autres dirigeants arriver avec leur suite.
Darlin Sisnera, roi de Tear, était le premier. Même s’il devait sa couronne à Rand, il soutiendrait la Chaire d’Amyrlin, parce que la menace des Seanchaniens l’inquiétait toujours. D’âge moyen, doté d’une barbe pointue, cet homme n’était pas très séduisant, mais plein d’assurance et de détermination. Sur sa selle, il s’inclina pour saluer Egwene, qui lui tendit sa bague pour qu’il l’embrasse.