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— C’est étrange, dit Easar. (Très calme, il hocha la tête, faisant osciller son toupet blanc.) Si j’ai bien compris, ce n’est pas ton pays, Gregorin. Sauf si tu supposes que le seigneur Dragon mourra et que Mattin Stepaneos ne réclamera pas son trône. Il acceptera sans doute que le Dragon porte la Couronne de Lauriers. Toi, c’est sûr que non.

— Tout ça n’est-il pas absurde ? demanda Alliandre. Notre problème, ce sont les Seanchaniens. Tant qu’ils seront ici, la paix n’existera pas.

— Oui, renchérit Gregorin. Les Seanchaniens et ces Capes Blanches de malheur !

— Nous signerons le texte, affirma Galad.

Entré en même temps que Perrin, le seigneur général des Fils avait réussi à se procurer une copie du document.

Egwene évitait de regarder le frère d’Elayne. Pas sans mal, mais bon… Elle aimait Gawyn, pas Galad, mais… eh bien, ne pas le regarder était ardu.

— Mayene signera aussi, dit Berelain. Je souscris à toutes les motions du seigneur Dragon.

— Bien sûr que tu y souscris, grogna Darlin. Seigneur Dragon, ce document est conçu pour défendre les intérêts de certaines nations.

— Je veux connaître la troisième exigence, intervint Roedran. Les sceaux, je m’en contrefiche ! C’est l’affaire des Aes Sedai. Il a parlé de trois exigences, et nous n’en connaissons que deux.

Rand arqua un sourcil.

— Voici le troisième prix que vous devrez payer pour que je meure sur les pentes du mont Shayol Ghul : je commanderai vos armées pendant l’Ultime Bataille. Totalement et sans contestation possible. Vous ferez ce que je dirai, irez où je vous enverrai et vous battrez où je l’ordonnerai.

Cette déclaration provoqua un tollé. Pourtant, c’était à l’évidence l’exigence la moins outrageante de toutes – même s’il était impossible de s’y plier, pour des raisons qu’Egwene avait déjà déterminées.

Les dirigeants prirent bien entendu la chose comme une atteinte à leur souveraineté. Affichant un respect de façade, Gregorin s’autorisa à foudroyer le Dragon du regard. Une réaction amusante, puisqu’il avait moins d’autorité que tous les autres. Alors qu’Elayne était livide, Darlin secoua la tête.

Les alliés de Rand se manifestèrent, en particulier les Frontaliers.

Ils sont désespérés, songea Egwene. Et dépassés…

Très probablement, ils pensaient que le Dragon, une fois nommé commandant en chef, volerait au secours de leurs pays. Mais Darlin et Gregorin n’autoriseraient jamais ça alors qu’ils sentaient sur leur nuque le souffle des Seanchaniens.

Quelle pagaille !

Egwene écouta les arguments des opposants avec l’espoir qu’ils feraient changer Rand d’avis. Avant, ç’aurait été possible. À présent, main et moignon dans le dos, il écoutait, l’air impassible. Un masque, aurait juré Egwene. Derrière, elle avait aperçu des fragments de sa colère. Aujourd’hui, il se contrôlait mieux, mais il n’était pas dépourvu d’émotions.

Egwene s’aperçut qu’elle souriait. Alors qu’il se plaignait des Aes Sedai, affirmant qu’il ne les laisserait jamais le contrôler, Rand se comportait de plus en plus comme l’une d’entre elles.

Au moment où la Chaire d’Amyrlin s’apprêtait à parler afin de prendre les choses en main, quelque chose changea sous le pavillon. Une… sensation, dans l’air.

Tandis que les yeux de la jeune femme semblaient aimantés par Rand, des bruits retentirent dehors. Que se passait-il ? On eût dit des craquements ? Ce fichu garçon, que faisait-il encore ?

Les débats moururent. L’un après l’autre, les monarques se tournèrent vers Rand. Dehors il faisait sombre – de quoi se féliciter de la présence des globes lumineux.

— J’ai besoin de vous tous, dit Rand. Le monde aussi… Vous débattez, et je savais que ça se passerait ainsi. Mais l’heure n’est plus aux polémiques. En tout cas, sachez une chose : vous ne me ferez pas dévier de ma trajectoire. Et vous ne me contraindrez pas à vous obéir. Aucune armée et aucun tissage ne peut me contraindre à affronter le Ténébreux pour vous. Ce doit être mon choix.

— Tu abandonnerais le monde par entêtement, seigneur Dragon ? demanda Berelain.

Egwene sourit. La donzelle ne semblait plus si sûre d’avoir bien choisi son camp.

— Je n’en aurai pas besoin. Vous signerez tous. Refuser serait une sentence de mort.

— Donc, c’est de l’extorsion ! cria Darlin.

— Non, répondit Rand.

Il sourit aux représentants du Peuple de la Mer, très silencieux à côté de Perrin. Après avoir lu le texte, ils s’étaient simplement consultés du regard, l’air impressionnés.

— Non, Darlin, ce n’est pas de l’extorsion, mais… un arrangement. J’ai quelque chose dont vous avez besoin : moi. Mon sang, puisque je mourrai. Nous le savons depuis le début, car les prophéties l’exigent. Ce que vous voulez de moi, je vous le vendrai en échange d’un héritage de paix. Pour compenser la destruction que j’ai laissée dans mon sillage la dernière fois.

Rand dévisagea tour à tour les dirigeants. Sa détermination, Egwene la sentit presque comme une réalité physique. Peut-être à cause de sa nature de ta’veren, ou en raison de l’importance du moment. Sous le pavillon, la tension montait, et il devenait de plus en plus difficile de respirer.

Il va réussir, pensa Egwene. Ils se plaindront, mais ils finiront par céder.

— Non ! lança-t-elle soudain. Non, Rand al’Thor, tu ne nous forceras pas à signer ton texte ni à te nommer commandant en chef. Et si tu veux me faire croire que tu abandonneras le monde – ton père, tes amis, tes amours, l’humanité – aux Trollocs si je te défie, tu es le dernier des idiots.

Rand croisa le regard de la Chaire d’Amyrlin. Soudain, elle ne fut plus très sûre d’avoir raison. Il serait capable de refuser de se battre ? Même au risque de sacrifier l’humanité ?

— Tu oses traiter le seigneur Dragon d’idiot ? demanda Narishma.

— Nul n’a le droit de s’adresser sur ce ton à la Chaire d’Amyrlin, intervint Silviana, venant se placer près d’Egwene.

Les débats reprirent sur un ton plus exalté. Rand continua à fixer Egwene, qui vit le rouge de la colère passer sur son visage. Avec les cris, la tension monta encore d’un cran. L’hostilité. La fureur. Les vieilles haines alimentées par la peur.

Rand posa la main sur l’épée qu’il portait ces derniers temps – celle dont le fourreau était décoré par des dragons. Son moignon, lui, resta dans son dos.

— J’obtiendrai mon prix, Egwene, souffla-t-il.

— Exige-le si ça te chante, Rand ! Tu n’es pas le Créateur. Si tu participes à l’Ultime Bataille dans cet état d’esprit, nous sommes tous perdus. En t’affrontant, j’ai une chance de te faire changer d’avis.

— La Tour Blanche est depuis toujours le fer d’une lance plaqué sur ma gorge. Depuis toujours, Egwene. Et voilà que tu en fais vraiment partie…

Egwene soutint bravement le regard du Dragon. Mais intérieurement, elle faiblissait. Qu’arriverait-il si ces négociations étaient rompues ? Lancerait-elle vraiment ses soldats contre ceux de Rand ?

Elle eut le sentiment d’avoir trébuché sur une pierre, au sommet d’une falaise, et de basculer dans le vide. Il devait y avoir un moyen d’empêcher ça. De sauver la situation !

Rand se détourna. S’il sortait du pavillon, tout serait fini.

— Rand ! l’appela Egwene.

Le Dragon se pétrifia.

— Je ne changerai pas d’avis, Egwene.

— Ne fais pas ça ! N’abandonne pas tout !

— Rien ne peut m’en empêcher…

— Si, c’est possible ! Il suffirait que tu arrêtes d’être une fichue tête de pioche. Une seule fois dans ta vie !