Egwene n’en crut pas ses propres oreilles. Comment avait-elle pu parler à Rand comme s’ils étaient encore à Champ d’Emond, au début de leur vie ?
Rand se retourna et la dévisagea.
— Toi, tu pourrais cesser d’être une gamine gâtée, suffisante et intransigeante ! (Il leva les bras au ciel.) Par le sang et les cendres ! Nous avons perdu notre temps !
C’était vrai, enfin, presque… Alors qu’Egwene ne l’avait pas remarqué, Rand s’aperçut que quelqu’un venait d’entrer sous le pavillon. Plissant les yeux, il eut besoin de quelques secondes pour reconnaître le nouveau venu.
Une nouvelle venue, plutôt.
Rand se pétrifia dès qu’il l’eut identifiée.
Moiraine !
6
L’art et la manière
Un lourd silence retomba sur le pavillon.
Perrin ne s’en plaignit pas, car il détestait le vacarme. Mais les odeurs des gens ne valaient guère mieux. Frustration, colère, peur, terreur…
Tout ça dirigé pour l’essentiel vers la femme qui venait d’entrer.
Mat, espèce de cinglé béni de la Lumière ! pensa Perrin avec un grand sourire. Tu as réussi. Bon sang, tu y es arrivé !
Pour la première fois depuis un moment, les couleurs tourbillonnèrent dans la tête du mari de Faile. Puis il vit Mat sur une route, à cheval, en train de jouer avec un objet indéfinissable. Perrin bannit cette image. Où était le jeune flambeur, à présent ? Et pourquoi n’était-il pas revenu avec Moiraine ?
Aucune importance ! Moiraine était de retour. Par la Lumière, Moiraine ! Perrin voulut courir vers la sœur pour la prendre dans ses bras, mais Faile le retint par la manche.
Du coup, il suivit le regard de sa femme.
Rand… Pâle comme un mort, il contourna la table en titubant. Comme s’il avait oublié tout le reste, il avança vers la revenante. De sa main tremblante, il lui toucha la joue.
— Par la sépulture de ma mère…, murmura-t-il avant de tomber à genoux. Comment ?
Souriante, Moiraine posa une main sur son épaule.
— La Roue tisse comme elle l’entend, Rand. As-tu oublié ce principe ?
— Je…
— Elle n’obéit pas à ta volonté, Dragon Réincarné. Ni à celle de quiconque d’autre. Un jour, peut-être, elle fera en sorte de ne plus exister, se tissant dans le néant. Mais ce n’est pas pour aujourd’hui, ni pour bientôt.
— Qui est cette femme ? demanda Roedran. Et que radote-t-elle ? Je…
Le roi butor se tut quand un projectile invisible lui percuta la tempe. Alors qu’il sursautait, Perrin regarda Rand… et vit un petit sourire étirer les lèvres d’Egwene. Même sous le pavillon bondé, il capta l’odeur pleine de satisfaction de sa vieille amie.
Nynaeve et Min, elles, diffusaient une infinie surprise. Avec l’aide de la Lumière, l’ancienne Sage-Dame en resterait muette pendant un moment. Invectiver Moiraine n’aurait en rien arrangé les choses.
— Vous n’avez pas répondu à ma question, souffla Rand.
— Bien entendu que si. Mais ce n’était pas la réponse que tu attendais.
Rand éclata de rire.
— Lumière ! Moiraine, vous n’avez pas changé !
— Nous changeons tous, jour après jour. Et moi davantage que la plupart des gens, ces derniers temps. Relève-toi. C’est moi qui devrais m’agenouiller devant toi, seigneur Dragon. Nous le devrions tous…
Rand se redressa et recula pour laisser Moiraine avancer sous le pavillon. Captant une nouvelle odeur, Perrin sourit quand Thom Merrilin entra à son tour. Guilleret, le trouvère fit un clin d’œil au jeune seigneur.
Egwene avança vers la revenante.
— Moiraine, dit-elle, la Tour Blanche t’accueille les bras grands ouverts. Rien de ce que tu as fait n’a jamais été oublié.
— Oui, fit Moiraine, dubitative. Avoir découvert une future Chaire d’Amyrlin devrait en effet jouer en ma faveur. Une chance, parce que, à une époque, j’allais être calmée, voire exécutée.
— Les choses ont changé.
— À l’évidence, mère…
Moiraine passa devant Perrin et lui posa brièvement une main sur l’épaule, les yeux pétillants de bienveillance.
Les monarques des Terres Frontalières dégainèrent leur épée puis s’inclinèrent devant l’Aes Sedai. Tous semblaient la connaître personnellement.
D’autres dirigeants semblaient perplexes. Pas Darlin, qui semblait savoir de qui il s’agissait. Du coup, il paraissait plus pensif que surpris.
Moiraine hésita devant Nynaeve. Hélas, Perrin ne put pas capter le parfum de l’épouse de Lan. Un détail qui lui parut de mauvais augure.
Par la Lumière ! Attention à la casse !
Nynaeve enlaça Moiraine et la serra contre elle.
Stupéfaite, la revenante resta un moment figée, les mains écartées. Puis elle rendit son étreinte à Nynaeve, allant jusqu’à lui tapoter le dos.
Nynaeve la lâcha, s’écarta et écrasa la larme qui perlait à une de ses paupières.
— Surtout, n’allez pas raconter ça à Lan ! marmonna-t-elle.
— Pas même en rêve, fit Moiraine.
Très digne, elle alla se placer au centre du pavillon.
— Insupportable bonne femme ! maugréa Nynaeve tout en écrasant la larme qui taquinait son autre œil.
— Moiraine, dit Egwene, vous arrivez juste à temps.
— Pour ça, j’ai l’art et la manière…
Du coin de l’œil, la Chaire d’Amyrlin vit que Rand était retourné derrière sa table.
— Rand… Enfin, le seigneur Dragon a décidé de nous prendre en otages… Si nous ne cédons pas à ses caprices, il refusera d’accomplir son devoir.
Avec une moue, Moiraine saisit le document que Galad venait de poser sur la table à son intention.
— Qui est cette femme ? répéta Roedran. Et pourquoi devrions-nous… ? Bon sang, tu veux bien arrêter ça !
Il foudroya Egwene du regard, comme si elle venait de le gifler avec un flux d’Air. Mais cette fois, le sourire satisfait s’épanouit sur les lèvres d’un Asha’man.
— Joli coup, Grady, souffla Perrin.
— Merci, seigneur.
Grady connaissait seulement les récits concernant Moiraine. Mais ceux-ci étaient célèbres parmi les soutiens de Rand.
— Alors ? demanda Egwene.
— Et un jour, murmura Moiraine, tout ce que l’humanité a créé sera brisé, les Ténèbres s’abattront sur la Trame des Âges et le Berger de la Nuit tiendra de nouveau entre ses mains le monde des vivants. Les femmes pleureront et les hommes trembleront tandis que les nations seront réduites en lambeaux tels des morceaux de tissu pourri. Car rien ne résistera ni ne subsistera face à la tourmente…
L’assistance s’agita nerveusement. Perrin, lui, interrogea Rand du regard.
— Pourtant, un être naîtra afin d’affronter les Ténèbres, continua Moiraine. Un être naîtra de nouveau, plutôt, comme il naquit jadis et renaîtra demain jusqu’à la fin des temps. Oui, le Dragon se réincarnera, des lamentations et des grincements de dents accueillant son retour à la vie. Il vêtira de crêpe et de cendres les peuples et disloquera de nouveau le monde, son seul avènement suffisant à briser tous les nœuds qui tiennent ensemble les choses.
» Comme une aube triomphante, il nous éblouira et nous consumera. Pourtant, lors de l’Ultime Bataille, c’est lui qui affrontera les Ténèbres, et son sang nous restituera la Lumière. Pleurez à chaudes larmes, peuples du monde – oui, pleurez pour votre salut !
— Aes Sedai, dit Darlin, toutes mes excuses, mais tout ça semble très menaçant.
— Au moins, il y aurait un salut…, répondit Moiraine. Dites-moi un peu, Majesté… Cette prophétie vous ordonne de pleurer. Verserez-vous des larmes parce que votre salut sera accompagné de souffrance et d’angoisse ? Ou pleurerez-vous pour implorer la venue de ce salut ? Ou encore, pour l’homme qui souffrira pour vous ? Le seul dont nous savons avec certitude qu’il ne fuira pas cette bataille…