Moiraine se tourna vers Rand.
— Les exigences sont injustes, dit Gregorin. Il veut que nous gardions nos frontières en l’état.
— Il devra frapper les siens avec l’épée de la paix, reprit Moiraine, puis les détruire avec la feuille.
Le Cycle de Karaethon…, songea Perrin. J’ai déjà entendu ces mots.
— Les sceaux, Moiraine, dit Egwene. Il prévoit de les briser et brave l’autorité de la Chaire d’Amyrlin.
La revenante ne parut pas surprise. Perrin paria qu’elle avait écouté les débats, avant d’entrer. Voilà qui lui ressemblerait bien.
— Egwene, fit Moiraine, as-tu donc perdu la mémoire ? « La tour immaculée se brise et met un genou en terre devant le signe oublié. »
Egwene en rougit de confusion.
— « En nous, il ne peut rien y avoir de sain, et rien de bon ne peut se développer », continua de citer Moiraine, « car notre terre ne fait qu’une avec le Dragon Réincarné, alors que nous ne faisons qu’un avec elle. Âme de feu et cœur de pierre, le Dragon conquiert fièrement, forçant les orgueilleux à courber l’échine ».
Moiraine se tourna vers les Frontaliers :
— « Devant lui, les montagnes s’agenouillent… »
Puis vers le Peuple de la Mer :
— « Les océans s’écartent… »
Puis vers Perrin et Berelain :
— « Et le ciel lui-même s’incline. »
Puis vers Darlin :
— « Prions pour que son cœur de pierre sache encore pleurer… »
Et enfin vers Elayne :
— « … Et pour que son âme de feu soit encore capable d’aimer. » Vous ne pouvez pas combattre ça. Aucun de vous n’en est capable. (Moiraine brandit le document.) La Trame repose sur l’équilibre. Elle n’est ni le bien ni le mal, ni la sagesse ni la folie. Pour elle, ces notions ne comptent pas. Pourtant, elle trouve toujours l’équilibre. L’Âge précédent s’est terminé par la Dislocation. Le suivant commencera avec la Paix, même si on doit vous l’enfoncer dans la gorge comme un médicament à un bébé en pleurs.
— Puis-je parler ? demanda une Aes Sedai qui arborait un châle marron.
— Nous t’écoutons, dit Rand.
— C’est un texte plein de sagesse, seigneur Dragon, dit la sœur marron.
Plutôt râblée, cette Aes Sedai surprit Perrin par son ton direct. Pas vraiment une qualité de son Ajah, ça.
— Mais il a un énorme défaut, qui a déjà été évoqué. Tant que les Seanchaniens ne l’auront pas signé aussi, il n’aura aucun sens. S’ils persistent à conquérir, il n’y aura pas de paix.
— C’est un vrai problème, dit Elayne, les bras croisés, mais pas le seul. Rand, je comprends ce que tu essaies de faire, et je t’aime à cause de ça. N’empêche que ce pacte, appelons-le ainsi, est impossible à appliquer. Pour qu’un traité de paix fonctionne, les deux parties doivent y trouver leur intérêt.
» Ce texte n’indique aucune méthode pour apaiser les querelles. Car il y en aura, comme depuis toujours. Tout document de ce genre doit prévoir un moyen de résoudre les conflits – une façon de punir les infractions sans forcer les autres nations à entrer en guerre. Sans une disposition de ce genre, les ressentiments mineurs s’éterniseront et grandiront jusqu’à l’explosion finale.
» Pour l’instant, ce texte exige que les nations attaquent et châtient la première d’entre elles qui violera la paix. Mais ça n’empêche personne de mettre en place un régime fantoche dans le pays puni, voire dans un autre. Avec le temps, ton traité sera considéré comme nul et non avenu. À quoi sert une protection, si elle n’est que verbale ? Au bout du compte, le résultat sera une guerre totale et terriblement destructrice. Pendant un temps, nous aurons la paix, c’est vrai, surtout tant que les gens qui te vénèrent seront en vie. Mais pour chaque année sans violence, il y en aura une de massacre et de terreur quand toute cette construction s’écroulera.
Rand posa les doigts sur le document.
— Je ferai la paix avec les Seanchaniens. Nous ajouterons un alinéa. Si leur dirigeante refuse de signer, le pacte sera effectivement nul et non avenu. Dans ces conditions, êtes-vous tous d’accord ?
— Rand, dit Egwene, ça résout le problème secondaire, mais pas le principal.
— D’autant qu’il y a un problème encore plus important ! lança une nouvelle voix.
Perrin se retourna, très surpris. Aviendha ? Comme les autres Aiels, elle n’avait pas participé aux débats. De simples observateurs… D’ailleurs, Perrin avait presque oublié leur présence.
— Toi aussi ? soupira Rand. Prête à piétiner les débris de mon rêve.
— Ne sois pas stupide, Rand al’Thor, dit la jeune femme en avançant jusqu’à la table, où elle posa aussi les doigts sur le document. Tu as un toh envers moi.
— Je t’ai laissée en dehors de tout ça, se défendit Rand. Parce que je me fie à toi et à tous les Aiels.
— Les Aiels ne sont pas concernés ? dit Easar. Comment ça a pu nous échapper ?
— C’est une insulte, lâcha Aviendha.
Perrin se rembrunit. À son odeur, l’Aielle était très sérieuse. Chez n’importe quel autre de ses compatriotes, un tel parfum aurait préludé à un voile relevé et à une lance brandie.
— Aviendha, fit Rand, souriant, les autres sont sur le point de me pendre parce que je les ai impliqués là-dedans. Et toi, tu es furieuse de ne pas l’être.
— Je te demande la faveur dont nous avons parlé. La voici : inclus les Aiels dans ta Paix du Dragon. Sinon, nous nous détournerons de toi.
— Tu ne parles pas pour tous les tiens, dit Rand. Ce n’est pas…
Toutes les Matriarches du camp aiel vinrent se placer derrière Aviendha. Rand en cilla de surprise.
— Aviendha incarne notre honneur, dit Sorilea.
— Ne sois pas stupide, Rand al’Thor, ajouta Melaine.
— C’est une affaire de femmes, renchérit Sarinde. Nous ne serons pas satisfaites tant qu’on ne nous traitera pas à égalité avec les gens des terres mouillées.
— Ce pacte est-il au-delà de nos compétences ? demanda Amys. En nous considérant comme plus faibles que les autres, entends-tu nous insulter ?
— Vous êtes folles ! s’écria Rand. Comprenez-vous que ce traité vous interdira de vous écharper entre tribus ?
— Pas de nous écharper, rectifia Aviendha. De nous écharper sans raison.
— La guerre est toute votre vie.
— Si tu penses ça, Rand al’Thor, c’est que je t’ai vraiment mal éduqué.
— Elle parle d’or, fit Rhuarc en avançant vers la table. Notre raison de vivre, c’était de nous préparer pour l’Ultime Bataille – à ton service – et d’être assez forts pour survivre. Il nous faudra en trouver une autre. Pour toi, j’ai mis un terme à des querelles de sang, Rand al’Thor. Et je ne les raviverai pas. Désormais, j’ai des amis que je préférerais ne pas tuer.
— De la folie, fit Rand en secouant la tête. D’accord, je vous inclurai dans le texte.
Aviendha parut satisfaite, mais quelque chose continua à tracasser Perrin. Même s’il ne prétendait pas connaître les Aiels – pas même Gaul, alors qu’il était avec lui depuis très longtemps –, il avait remarqué que ce peuple aimait être occupé en permanence. Et même quand ils se reposaient, ces gens demeuraient… alertes. Lorsque les autres jouaient aux cartes ou aux dés, ils préféraient rester dans leur coin à faire quelque chose d’utile.
— Rand… (Perrin approcha et prit son ami par le bras.) Tu as une minute ?
Le Dragon hésita. Puis il acquiesça et fit un geste de la main.
— Nous sommes sous bouclier, personne ne nous entendra. De quoi s’agit-il ?