— Quoi ? Bien sûr que non !
— Mère, tu es la Protectrice des Sceaux, rappela Moiraine. N’as-tu pas entendu ce que j’ai dit ? « Et un jour, tout ce que l’humanité a créé sera brisé, les Ténèbres s’abattront sur la Trame des Âges et le Berger de la Nuit tiendra de nouveau entre ses mains le monde des vivants. » Il faut que ça se passe !
Egwene parut décontenancée.
— Tu as vu tout ça, pas vrai ? souffla Moiraine. Qu’as-tu rêvé, mère ?
Egwene ne répondit pas tout de suite.
— Qu’as-tu vu ? insista Moiraine.
— J’ai vu Rand marcher sur les débris de la prison du Ténébreux, dit Egwene, les yeux rivés dans ceux de Moiraine. Dans un autre rêve, je l’ai vu tenter d’y entrer par effraction. Mais je n’ai jamais rêvé qu’il ouvrait cette prison, Moiraine.
— Les débris, mère… Les sceaux étaient donc brisés.
— Les rêves sont sujets à plusieurs interprétations.
— Tu sais que celle-là est la bonne. Ça doit être fait, et les sceaux t’appartiennent. Le moment venu, tu les briseras. Rand, seigneur Dragon Réincarné, il est temps de les lui remettre.
— Je n’aime pas ça, Moiraine…
— Ainsi, rien n’a changé, dirait-on ? Tu résistes quand tu es censé faire quelque chose. Surtout si c’est moi qui te le dis.
Rand se tut un moment, puis il éclata de rire et enfonça la main dans la poche de sa veste. Il en sortit trois disques de cuendillar, chacun portant au centre une ligne sinueuse.
Il les posa sur la table.
— Egwene, quand saura-t-elle que le moment est venu ?
— Elle le saura, assura Moiraine.
Dans l’odeur d’Egwene, Perrin reconnut du scepticisme, et il aurait eu du mal à l’en blâmer. Moiraine avait toujours cru qu’il fallait suivre les tissages de la Trame et s’incliner devant les rotations de la Roue. Le jeune seigneur ne voyait pas les choses ainsi. Selon lui, il fallait suivre son propre chemin et n’avoir confiance qu’en ses bras pour faire ce qui devait être fait. Dépendre de la Trame ? Une très mauvaise idée…
Étant une Aes Sedai, Egwene devait se sentir obligée de partager le point de vue de Moiraine. Ou saisissait-elle simplement l’occasion de récupérer les sceaux ?
— Je les briserai quand je jugerai que c’est opportun, dit-elle en les ramassant.
— Donc, tu vas signer.
Ignorant les protestations de ses assistants, outrés d’avoir dû travailler si vite, Rand prit le document, qui portait désormais au verso de nouveaux alinéas.
Un des fonctionnaires cria d’horreur et s’empara d’une boîte remplie de sable, mais le Dragon sécha l’encre avec le Pouvoir puis posa le texte devant Egwene.
— Oui, je vais signer, dit la jeune dirigeante, une main tendue en quête d’une plume.
Elle lut attentivement les ajouts, les autres sœurs faisant de même par-dessus son épaule. Toutes hochèrent la tête.
Egwene posa sa plume au bas du texte et signa.
— Et maintenant, les autres ! lança Rand.
Il se tourna pour évaluer la réaction des monarques.
— Par la Lumière, qu’est-ce qu’il est devenu intelligent, souffla Faile à Perrin. Tu as compris ce qu’il a fait ?
— Quoi donc ? demanda Perrin en se grattant la barbe.
— Il a amené tous ses soutiens, murmura Faile. Les Frontaliers, qui signeraient n’importe quoi pour qu’on vienne à leur secours. Les Domani, qu’il a récemment aidés. Les Aiels… Hum, oui, eux, qui peut prévoir ce qu’ils feront ? Mais l’idée générale est bonne.
» Puis il a laissé Egwene amener les autres. C’est un génie, Perrin. Avec la coalition qu’elle a formée contre lui, tout ce qu’il avait à faire, c’était de la convaincre. Une fois la Chaire d’Amyrlin dans le camp du Dragon, les autres auraient eu l’air idiots de ne pas la suivre.
De fait, alors que les dirigeants se mettaient à signer – Berelain passant la première avec enthousiasme –, les anciens soutiens d’Egwene commencèrent à s’impatienter.
Puis Darlin avança et saisit la plume. Après une brève hésitation, il signa.
Gregorin l’imita aussitôt après. Ensuite, ce fut le tour des Frontaliers, suivis par le roi d’Arad Doman. Même s’il semblait toujours aussi peu convaincu, Roedran signa aussi.
Perrin trouva ça bizarre.
— Il roule des mécaniques, souffla-t-il à Faile, mais il sait que c’est bon pour son royaume.
— Oui… Il s’est comporté comme un bouffon pour que personne ne s’intéresse sérieusement à lui. Le texte fixe en l’état actuel les frontières des royaumes. Un sacré cadeau pour quelqu’un qui tente de stabiliser le sien. Mais…
— Mais…
— Les Seanchaniens ? souffla Faile. Si Rand les convainc, pourront-ils garder les pays qu’ils ont conquis ? Et les femmes qu’ils ont transformées en damane ? Auront-ils le droit de mettre un collier à toutes celles qui franchiront leurs frontières ?
Sous le pavillon, tout le monde se tut. À l’évidence, Faile avait parlé plus fort qu’elle l’aurait cru. Souvent, Perrin avait du mal à déterminer ce que les gens normaux pouvaient entendre ou non.
— Je traiterai avec les Seanchaniens, dit Rand.
Debout derrière la table, il regardait défiler les monarques, qui signaient après avoir consulté leurs conseillers.
— Comment ? demanda Darlin. Ils ne veulent pas faire la paix avec toi, seigneur Dragon. Je crains qu’ils réduisent à néant ce document.
— Quand nous en aurons terminé ici, dit Rand, j’irai les voir, et ils signeront.
— Et s’ils s’entêtent à refuser ? s’enquit Gregorin.
Rand posa sa main sur la table, les doigts écartés.
— Je devrais peut-être les détruire. Ou au moins les priver de toutes possibilités de faire la guerre dans un futur proche.
Personne ne parla.
— Peux-tu faire ça ? demanda enfin Darlin.
— Je n’en suis pas sûr, admit Rand. Et si j’y arrive, ça risque de me laisser affaibli à un moment où j’aurai besoin de toutes mes forces. Mais si je n’ai pas le choix… Eh bien, je n’hésiterai pas, parce que nous ne pouvons pas les laisser nous prendre à revers pendant que nous combattrons les Ténèbres.
Rand secoua la tête. Min approcha et lui prit le bras.
— Je trouverai un moyen de les convaincre, souffla le Dragon. Oui, je réussirai…
Les signatures allaient bon train. Certains dirigeants faisaient tout un spectacle, et d’autres donnaient dans la sobriété.
Rand fit signer Perrin, Gawyn, Faile et Gareth Bryne. À l’évidence, il voulait que toutes les personnes susceptibles d’être un jour au pouvoir s’engagent sur ce texte.
Très vite, il ne resta plus qu’Elayne.
— Tu me demandes quelque chose de très difficile, dit-elle quand le Dragon lui tendit la plume.
À la lueur des globes, les cheveux de la souveraine brillaient intensément.
Pourquoi le ciel s’était-il obscurci ? Rand ne semblait pas inquiet, mais Perrin craignait que les nuages soient revenus. De mauvais augure, ça… S’ils pouvaient s’accumuler là d’où Rand les avait chassés…
— Je sais que c’est difficile, admit le Dragon. Si je te donnais quelque chose en échange, peut-être…
— Quoi donc ?
— La guerre, fit Rand. (Il se tourna vers les monarques.) Vous voulez que l’un d’entre vous soit le commandant en chef ? Accepteriez-vous que ce soit Andor et sa reine ?
— Trop jeune, lâcha Darlin. Trop inexpérimentée. N’y voyez aucune offense, Majesté.
Alsalam ricana.
— Tu es bien placé pour dire ça, Darlin… La moitié des souverains présents sont en place depuis un an au maximum.
— Pourquoi pas un des Frontaliers ? demanda Alliandre. Ils affrontent la Flétrissure depuis des lustres.
— Nous sommes débordés, dit Paitar. Aucun d’entre nous ne peut coordonner la lutte. Andor est un choix aussi bon qu’un autre.