Dans le cas contraire aussi… Quand la fin arrivait, Lan n’était pas homme à détourner le regard.
— Kaisel, fais passer le mot. Nous allons sortir lentement de la brèche. Rassemble le reste de nos forces dans la plaine. Tout le monde en selle et prêt à charger dès que les monstres émergeront de la brèche. Une attaque massive leur coûtera cher, parce qu’ils ne s’y attendent pas.
— Mais ne risquent-ils pas de nous déborder puis de nous encercler ?
— Si, mais nous n’avons pas d’autres options.
— Et après ?
— Après ? Ils défonceront nos lignes, nous tailleront en pièces et continueront leur chemin.
Kaisel se contenta de hocher la tête. De nouveau, Lan le trouva impressionnant. Au début, il avait pensé que ce gamin venait avec lui pour la gloire de combattre aux côtés de Dai Shan et d’écrabouiller l’ennemi. Mais il s’était trompé. Frontalier jusqu’au fond de l’âme, le prince n’était pas là pour la gloriole, mais parce que c’était son devoir.
Un brave garçon…
— Va transmettre mon ordre, à présent. Les hommes seront contents de remonter en selle.
À cause du terrain très étroit, la plupart avaient dû se battre comme des fantassins, ce qu’ils n’appréciaient guère.
Kaisel transmit les ordres, qui se répandirent dans les rangs comme un feu de savane. Du coin de l’œil, Lan vit que Bulen aidait Andere à monter en selle.
— Andere ! appela le mari de Nynaeve. Tu n’es pas en état de chevaucher. Va rejoindre les blessés, dans le camp de repli.
— Pour attendre que les Trollocs viennent m’éventrer après vous avoir massacrés ?
Andere vacilla sur sa selle. Sous le regard inquiet de Bulen, il réussit à se stabiliser.
— Dai Shan, nous avons déjà soulevé une montagne. Occupons-nous de cette plume, histoire d’en finir avec tout ça.
Lan ne trouva rien à objecter. Dès qu’il eut fait sonner la retraite, tous ses hommes vinrent l’entourer avant de commencer à reculer.
Les Trollocs en braillèrent d’excitation. Dès qu’ils pourraient franchir la brèche, ils savaient que la victoire s’offrirait à eux.
Lan et ses braves sortirent de la brèche, les hommes encore à pied courant vers l’endroit où étaient attachés leurs chevaux.
Pour une fois, les Trollocs n’eurent pas besoin que des Myrddraals les stimulent. Ils chargèrent, faisant trembler le sol sous leurs pieds.
Plusieurs centaines de pas après être sorti de la brèche, Lan tira sur les rênes de Mandarb et le fit volter. Non sans difficultés, Andere manœuvra pour venir se camper près de son chef. D’autres soldats les rejoignirent, Bulen en leur sein, et formèrent une longue ligne de cavaliers.
La marée de Trollocs jaillirait bientôt de la brèche. Des milliers de monstres bien décidés à réduire en bouillie leurs adversaires.
Les forces de Lan le flanquaient, chaque homme plongé dans ses pensées. Dans leurs rangs, on comptait beaucoup de types âgés – les survivants d’un royaume disparu. Ce groupe qui avait réussi à tenir la brèche semblait très vulnérable, en terrain découvert.
— Bulen, dit Lan.
— Oui, seigneur Mandragoran ?
— Tu affirmes m’avoir mal servi, par le passé.
— Et c’est la vérité.
— Tout est pardonné, mon ami. Je suis fier de t’avoir remis ton hadori.
Kaisel déboula près des deux hommes et salua Lan.
— Nous sommes prêts, Dai Shan, annonça-t-il.
— Excellente nouvelle…, fit Andere avec une grimace de douleur.
Comprimant toujours sa blessure, il avait du mal à rester en selle.
— Les choses sont comme elles doivent l’être, déclara Lan.
Une simple constatation, très fataliste.
— Non, fit Andere. C’est bien plus que ça. Le Malkier est comme un arbre dont les vers blancs ont dévoré les racines. Lentement, il perd ses branches. Moi, je préfère brûler en un éclair.
— Et moi, dit Bulen, je voudrais charger. C’est dix fois préférable à nous laisser submerger. Mourons au combat, épée pointée pour la gloire de notre patrie !
Lan acquiesça, se retourna et leva sa lame bien au-dessus de sa tête. Plus de harangue aujourd’hui. Il avait exposé son plan, et tout le monde comprenait. Une charge héroïque, tant qu’il leur resterait des forces, aurait du panache. Et elle serait efficace, car il y aurait moins de Créatures des Ténèbres pour envahir le monde civilisé. Moins de monstres assoiffés de sang pour tuer les vieillards et les enfants.
L’ennemi semblait avoir des ressources inépuisables. Sans ordre de bataille ni notion de la discipline, une horde fondait sur Lan et ses hommes. La fureur et la destruction incarnées ! Des milliers et des milliers de monstres, déferlant comme l’eau d’un barrage quand il vient à céder.
Lan et ses compagnons, face à ce flot, étaient à peine un galet.
Les cavaliers dégainèrent leur épée puis levèrent le bras. Un ultime salut, en prélude à la fin de tout.
— En avant ! cria Lan.
Alors qu’ils déboulent dans la prairie… Ce coup va les ébranler…
Lan lança Mandarb au petit galop. Andere parvint à le suivre en s’accrochant des deux mains au pommeau de sa selle. Par bonheur, il n’eut pas l’idée de dégainer une arme. Le poids l’aurait fait basculer de sa monture.
Nynaeve était bien trop loin pour que Lan capte ses pensées dans le lien. Mais parfois, des sentiments très forts parvenaient à tromper les distances.
Au cas où ses émotions atteindraient sa bien-aimée, Lan tenta de lui communiquer de bonnes choses. Sa confiance en la victoire, la fierté que lui inspiraient ses hommes. L’amour qu’il éprouvait pour elle. Voilà ce qu’elle devrait se rappeler de lui.
Mon bras sera l’épée…
Couvrant le bruit des sabots, les cris d’allégresse des Trollocs ramenèrent Lan au présent. Les humains, ces fous, renonçaient à fuir et chargeaient – la certitude de pouvoir les tailler en pièces.
Ma poitrine elle-même est un bouclier…
Lan crut entendre la voix de son père, disant exactement ces mots. Une illusion, bien sûr. Il était encore au berceau au moment de la chute du Malkier.
Pour défendre les Sept Tours…
Les Sept Tours, il ne les avait jamais vues se dresser face à la Flétrissure. Des récits, voilà tout ce qu’il en connaissait…
Pour contenir l’obscurité…
Le bruit des sabots devint plus fort que le tonnerre – plus fort, même, que tout ce que Lan aurait cru possible. Lame brandie, il se tint bien droit sur sa selle…
Je résisterai alors que tous les autres seront tombés…
Les Trollocs, en face, venaient de mettre leurs lances à l’horizontale. Le choc était imminent.
Al Chalidholara Malkier !
« Pour ma douce patrie le Malkier ! »
Le serment que prêtait un soldat lorsqu’il servait pour la première fois sur la frontière. Lan ne l’avait jamais prononcé.
Sauf en ce jour, dans son cœur.
— Al Chalidholara Malkier ! cria-t-il. Lances en position !
Par la Lumière, quel vacarme faisaient les chevaux ! Six mille hommes pouvaient-ils produire un tel boucan ?
Lan jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
Derrière lui, il y avait au moins dix mille cavaliers.
Quoi ?
Surpris ou non, Lan talonna Mandarb.
— En avant, la Grue Dorée !
Il y eut des cris de joie et d’héroïque rage.
Devant Lan, l’air s’ouvrit soudain, barré par une sorte de ligne verticale. Un portail d’une centaine de pas de large – le plus grand que Lan ait jamais vu – s’ouvrit en l’espace d’un éclair. Dans une explosion de lumière, des cavaliers en armure complète en déboulèrent et vinrent se placer sur le flanc du roi du Malkier.