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Maintenant que ses cinq Asha’man les avaient entassées face à la Flétrissure, où se massaient les monstres, les carcasses servaient de fortifications.

Bien entendu, la puanteur prenait à la gorge. Pour la couvrir, beaucoup de gardes avaient jeté dans leur feu de camp des herbes aromatiques.

Le soir approchait, apportant les heures les plus dangereuses de la journée. Par bonheur, avec les nuages noirs, les nuits étaient si sombres que les Trollocs n’y voyaient pas plus loin que le bout de leur nez. Malgré tout, le crépuscule restait un moment de puissance pour eux – des heures où la vue des humains se troublait, mais pas celle des Créatures des Ténèbres.

La charge des nations frontalières unies avait repoussé les Trollocs de l’autre côté de la brèche de Tarwin. Depuis, des piquiers et des fantassins émergeaient des portails avec la mission d’aider Lan à tenir la position. L’un dans l’autre, sa situation était bien meilleure que quelques jours plus tôt.

Sans être idéale pour autant. Si Bulen disait vrai, l’armée de Lan devrait rester ici pour jouer les tampons. En d’autres termes, elle ne recevrait pas autant de renforts qu’il l’aurait espéré. Cela dit, il ne pouvait pas dire grand-chose contre la tactique choisie par le haut commandement.

Quand il traversa le secteur où les lanciers du Shienar prenaient soin de leurs chevaux, un cavalier s’écarta du groupe afin de le rejoindre. Son toupet blanc comme neige, le roi Easar venait d’arriver du champ de Merrilor après une longue journée de planification martiale.

Lan voulut faire saluer Mandarb, mais il se ravisa quand le souverain s’inclina devant lui.

— Majesté ? fit le mari de Nynaeve.

— Dai Shan, le seigneur Agelmar est venu exposer son plan pour ce front. Il aimerait que nous l’étudiions avec lui. Puisque nous combattons sous l’étendard du Malkier, nous avons tous insisté pour que tu sois là.

— Tenobia aussi ? demanda Lan, sincèrement surpris.

— Dans son cas, il a fallu l’encourager un peu. Elle va venir. J’ai aussi entendu dire qu’Ethenielle quittera le Kandor pour être présente. Pour cette bataille, les Frontaliers sont unis, et tu es notre chef.

Les deux hommes chevauchèrent sous la lumière déclinante, des myriades de lanciers saluant Easar. Ces soldats étaient les meilleurs cavaliers lourds du monde. Sur ce site, ils s’étaient battus d’innombrables fois pour défendre les terres du Sud luxuriantes. Et ils y avaient laissé des plumes.

— Je viendrai, dit Lan. Le poids de ce que tu viens de me donner m’écrase comme celui de trois montagnes.

— Je sais, dit Easar. Mais nous devons te suivre, Dai Shan. Tant que le ciel sera au-dessus de nos têtes et que le sol ne s’ouvrira pas sous nos pieds. Et ce jusqu’à ce que la Roue cesse de tourner. Ou, si la Lumière le veut, jusqu’à ce que toutes les épées puissent être en paix.

— Et le Kandor ? Si la reine vient ici, qui dirigera cette bataille ?

— Là-bas, la Tour Blanche ira affronter les monstres. Tu as redonné vie à la Grue Dorée, Lan. Étant destinés à te venir en aide, nous avons fait ce qu’il fallait. (Easar hésita, soudain sinistre.) Le Kandor est perdu, même sa reine le reconnaît. La mission de la Tour Blanche n’est pas de le reconquérir, mais d’empêcher les Trollocs d’envahir d’autres pays.

Les deux hommes chevauchèrent entre les rangs de lanciers. Au crépuscule, ces soldats étaient tenus de rester près de leurs montures. Pragmatiques, ils en profitaient pour s’occuper des équidés et de leurs armes. Dans le dos, chaque guerrier portait une épée, parfois deux, et tous arboraient à la ceinture des couteaux et des fléaux d’armes. En d’autres termes, ils ne se fiaient pas exclusivement à leurs lances. Un ennemi qui les acculait pour les empêcher de charger découvrait vite qu’ils étaient aussi très bons au corps à corps.

Au-dessus de leur cotte de mailles, la plupart portaient un tabard où figurait le Faucon Noir. Pour saluer leur roi, ils se redressaient de toute leur hauteur et affichaient une sincère gravité. D’un grand sérieux, ils étaient à la limite de l’austérité. Mais vivre dans les Terres Frontalières avait tendance à faire cet effet.

Lan hésita un peu, puis il lança à voix haute :

— Pourquoi tant d’affliction ?

Toutes les têtes se tournèrent vers lui.

— N’est-ce pas pour ça que nous nous sommes entraînés ? N’est-ce pas le but de nos vies ? Cette guerre n’est pas une raison de se plaindre de notre sort. D’autres hommes ont sans doute négligé de se préparer, mais ce n’est pas notre cas. Nous sommes prêts pour la gloire et l’honneur !

» Alors, rions à gorge déployée ! Oui, laissons libre cours à notre joie ! Fêtons les camarades morts et buvons à nos anciens, qui nous ont si bien formés. Si vous mourez demain, dans l’attente de votre résurrection, soyez fiers ! L’Ultime Bataille est imminente, et nous sommes prêts !

Lan n’aurait su dire exactement pourquoi il venait de tenir ce discours. En réponse, les hommes lancèrent des : « Dai Shan ! Dai Shan ! En avant la Grue Dorée ! »

Du coin de l’œil, il vit que des braves finissaient de noter ses propos pour les transmettre aux combattants trop éloignés pour avoir entendu.

— Tu as l’âme d’un chef, Dai Shan, dit Easar.

— Ce n’est pas la question… Je ne supporte pas qu’on s’apitoie sur soi-même. Trop d’hommes avaient l’air d’être en train de coudre leur propre linceul.

— Un tambour sans peau, fit Easar, une pompe sans levier, une chanson sans voix… Pourtant, c’est à moi. C’est à moi.

Lan arqua un sourcil, mais le roi ne daigna pas lui donner d’explications sur ce poème. Si ses sujets étaient des gens austères, il l’était encore plus. Dans son cœur, cet homme gardait des blessures dont il préférait ne pas parler. Pour s’être longtemps comporté ainsi, Lan était le dernier à pouvoir l’en blâmer.

Ce soir, pourtant, Easar se permit un sourire tandis qu’il pensait à ce qui l’avait incité à réciter le poème.

— C’est bien d’Anasai de Ryddingwood ? demanda Lan.

Le roi parut surpris.

— Tu connais son œuvre ?

— C’était la poétesse favorite de Moiraine Sedai. J’ai bien eu l’impression de reconnaître son style.

— Chacun de ses poèmes est une élégie adressée à son père. Elle a laissé des instructions. Ces textes, on peut les lire, mais pas les dire à voix haute, sauf quand il est approprié de le faire. Mais elle n’a pas précisé quand c’était le cas.

Les tentes atteintes, les deux hommes mirent pied à terre. Mais dès qu’ils furent au sol, des cors sonnèrent l’alarme. Tous les deux réagirent et Lan porta la main à son épée.

— Allons voir le seigneur Agelmar ! lança-t-il tandis que les hommes s’agitaient autour d’eux. Si vous vous battez sous mon étendard, je serai heureux d’accepter le commandement.

— Sans aucune hésitation ?

— Qui suis-je donc ? demanda Lan en sautant en selle. Un vague berger d’un village oublié ? Je ferai mon devoir. Si des hommes sont assez fous pour m’obéir, je ne me déroberai pas !

Easar acquiesça et salua Lan, un sourire étirant les coins de ses lèvres. Lan le salua en retour, puis partit au galop vers le centre du camp.

Tout autour, les hommes allumaient des feux. Pour qu’ils se procurent du bois, des Asha’man avaient ouvert un portail vers une des innombrables forêts agonisantes. Si Lan avait eu son mot à dire, ces hommes n’auraient jamais gaspillé leurs forces à tuer des Trollocs. Ils étaient bien trop utiles à d’autres choses.

Narishma salua Lan quand il passa devant lui. Le mari de Nynaeve n’aurait pas juré que les grands capitaines avaient choisi pour lui des Asha’man originaires des Terres Frontalières, mais ça ne semblait pas être une coïncidence. Il y en avait un de chaque nation, et même un dont les parents étaient du Malkier.