Dannil, se souvint Elayne. C’est son nom…
— Votre Majesté, répéta Dannil. (Il achoppait un peu sur les mots, mais s’exprimait quand même avec pas mal de grâce.) Le seigneur Yeux-Jaunes a déployé ses hommes dans la forêt.
— Seigneur Talmanes, tes dragons sont-ils en position ?
— Presque, répondit le militaire. Votre Majesté, ce n’est pas pour dire, mais je doute que les archers soient encore utiles une fois le tir d’infanterie terminé. Es-tu sûre de ne pas vouloir commander les dragons ?
— Certaine. Nous devons attirer les Trollocs jusqu’à notre position. La configuration que j’ai décidée sera la plus efficace possible. Bashere, où en sont mes plans en ce qui concerne la ville ?
Le grand capitaine lissa pensivement sa moustache.
— Je crois que tout est prêt, ou presque, mais j’ai l’intention de vérifier. Tes femmes ouvrent à merveille les portails, Majesté, et Mayene nous a donné de l’huile. Tu es sûre de vouloir être d’entrée si agressive ?
— Oui.
Bashere attendit un moment, en quête d’une réponse plus détaillée, voire d’une explication. Voyant qu’il pourrait attendre longtemps, il partit relayer les derniers ordres de la reine.
Elayne orienta Ombre de Lune avec l’idée d’inspecter le premier rang de soldats. Que pouvait-elle faire d’utile, dans ces circonstances ? Eh bien, être vue en train de chevaucher comme à la parade. Partout où elle passa, les soldats relevèrent le menton et brandirent leurs piques.
Elayne garda les yeux rivés sur la cité en feu. Pas question de détourner le regard – ni de se laisser contrôler par sa colère. Cette fureur, elle comptait bien la rentabiliser.
Bashere ne tarda pas à revenir.
— C’est fait, annonça-t-il. Les sous-sols d’une majorité de bâtiments encore debout ont été remplis d’huile. Talmanes et ses gars sont en position. Dès que ta Championne viendra nous annoncer que les femmes de la Famille sont prêtes à ouvrir une nouvelle série de portails, nous passerons à l’action.
Elayne acquiesça – puis elle enleva la main de son ventre, parce que Bashere la regardait fixement. Cette main, elle aurait juré l’avoir retirée depuis un moment.
— Que penses-tu d’une reine qui combat en étant enceinte, général ? Est-ce une erreur, selon toi ?
— Non. Mais ça souligne à quel point notre situation est désespérée. Cela dit, ça fera réfléchir les soldats, qui se montreront encore plus tenaces. En outre…
— Quoi ? Je t’écoute !
Bashere haussa les épaules.
— Qui sait ? Ça leur rappellera peut-être que tout en ce monde n’est pas en train d’agoniser.
Elayne tourna la tête vers la capitale. Au printemps, les fermiers brûlaient leurs champs pour les préparer à une nouvelle vie. C’était peut-être ce qui arrivait au royaume d’Andor.
— Majesté, fit Bashere, diras-tu aux hommes que tu portes l’enfant du Dragon ?
Les enfants, corrigea mentalement Elayne.
— Tu prêches le faux pour savoir le vrai, général ?
— Non, mais j’ai une femme et une fille. Quand tes yeux se posent sur le seigneur Dragon, ça devient évident. Aucune femme ne met la main sur son ventre avec une telle révérence tout en regardant un homme qui n’est pas le père.
Elayne fit la moue.
— Pourquoi caches-tu ça ? insista Bashere. J’ai entendu des rumeurs dans les rangs… Certaines mentionnent un Suppôt nommé Mellar, ancien capitaine de ta garde. Je sais que c’est faux, mais d’autres peuvent être moins clairvoyants que moi. Ces rumeurs, tu pourrais les étouffer dans l’œuf.
— Les enfants de Rand deviendraient des cibles.
— Hum…
Le militaire lissa sa moustache pour se donner une contenance.
— Si tu n’es pas d’accord avec ce raisonnement, général, dis-le ! Je déteste qu’on me cire les bottines…
— Ce n’est pas mon genre, femme ! se rebiffa Bashere. Mais franchement, je ne vois pas comment cet enfant pourrait être davantage une cible. Tu es le commandant en chef des forces de la Lumière ! Nos hommes, selon moi, méritent de savoir exactement pourquoi ils se battent. Et pour qui.
— Ça ne les regarde pas, et toi non plus…
Bashere arqua un sourcil.
— L’héritier d’un royaume ne regarde pas les gens qui le défendent ?
— Maréchal, tu dépasses les bornes !
— C’est possible, concéda Bashere. À force de passer du temps avec le seigneur Dragon, j’ai peut-être l’esprit tordu. Cet homme, on ne peut jamais dire ce qu’il pense. Une moitié du temps, il me demande de donner mon opinion, sans prendre de gants, et l’autre, il semble prêt à me briser l’échine parce que je fais remarquer que le ciel s’assombrit. (Il secoua la tête.) Réfléchis à ce que j’ai dit, Majesté. Tu me fais penser à ma fille. Si elle était dans ta position, je lui donnerais le même conseil. S’ils savent que tu portes l’héritier du Dragon, les hommes se battront encore plus courageusement.
Les hommes…, pensa Elayne, agacée. Les gamins tentent de m’impressionner avec les cascades idiotes qui leur passent par la tête. Les vieux, eux, postulent que toutes les femmes assez jeunes ont besoin d’un sermon.
Alors que Birgitte déboulait, Elayne jeta un nouveau coup d’œil sur la ville. Une cité où les sous-sols des bâtiments étaient remplis d’huile.
— Mettez le feu à Caemlyn ! ordonna-t-elle.
Birgitte leva une main. Les femmes de la Famille ouvrirent leurs séries de portails et des hommes y jetèrent des torches.
Les caves de la cité s’embrasèrent. Très vite, la fumée qui montait de la capitale devint plus noire et plus dense.
— Ils ne sont pas près d’éteindre ça, souffla Birgitte, surtout par un temps si sec. Caemlyn brûlera comme un ballot de paille.
Les Gardes de la Reine et les soldats réguliers d’Andor se massèrent pour regarder se consumer leur ville. Quelques-uns saluèrent, comme s’ils étaient devant le bûcher funéraire d’un héros.
Elayne serra les dents, puis lâcha :
— Birgitte, fais passer le mot parmi les Gardes. Les enfants que je porte sont ceux du Dragon Réincarné.
Bashere en sourit d’aise.
Insupportable bonhomme !
Guillerette, Birgitte fila annoncer la nouvelle.
Insupportable bonne femme !
Peu après, alors qu’ils regardaient brûler leur ville, les Andoriens se redressèrent et pointèrent le menton.
Traqués par les flammes, des Trollocs se déversaient déjà de toutes les portes. Quand elle fut sûre qu’ils avaient vu son armée, la jeune reine lança un ordre :
— On file vers le nord ! Caemlyn n’est plus. En route pour le bois ! Et veuille la Lumière que les Créatures des Ténèbres nous suivent.
Androl se réveilla avec de la terre dans la bouche. Il grogna et tenta de rouler sur le côté, mais il était entravé. Après avoir craché, il s’humecta les lèvres et ouvrit ses yeux collés.
Avec Jonneth et Emarin, il était étendu près d’un mur de terre… et saucissonné de la tête aux pieds. Lumière ! Le plafond s’était écroulé…
Pevara ? émit-il.
Étrange la façon dont cette manière de communiquer lui devenait familière…
En retour, il capta… des sentiments brouillés. Grâce au lien, il comprit que la sœur n’était pas loin, et probablement attachée comme lui.
Le Pouvoir de l’Unique se révéla hors de portée d’Androl. Il tenta de se connecter à la Source, mais un bouclier l’en empêchait.
Ses liens étant reliés à une sorte de crochet, dans son dos, il ne pouvait pratiquement pas bouger.
Non sans efforts, il parvint à ne pas paniquer.
Où était donc Nalaam ? Alors qu’ils étaient tous prisonniers dans une grande salle, l’air empestant la terre humide, son ami n’était nulle part en vue.