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— Seigneur Mandragoran !

Lan se retourna. Un de ses hommes désignait le camp, où un rayon de lumière rouge ondulait dans l’air.

Midi, déjà ? pensa Lan.

Levant son épée, il fit signe à ses braves de se replier. Alors, les troupes de l’Arafel et du Kandor se déchaînèrent – la cavalerie légère équipée d’arcs –, expédiant volée mortelle après volée mortelle sur la horde de Trollocs.

La puanteur était insupportable. Tandis qu’ils s’éloignaient de la première ligne, Lan et ses hommes passèrent devant deux Asha’man et une Aes Sedai – Coladara, qui avait insisté pour rester la conseillère du roi Paitar –, occupés à embraser les charognes des Trollocs. Une judicieuse initiative qui ralentirait la vague suivante.

Les forces de Lan continuaient de remplir leur mission élémentaire : contenir les Trollocs en obstruant la brèche, un peu comme un calfeutrage empêche l’eau d’envahir une embarcation à la coque percée. Les diverses troupes se battaient par rotation d’une heure. La nuit, des feux et des globes invoqués par les Asha’man interdisaient aux Créatures des Ténèbres d’avancer impunément.

Après deux jours de ce régime, Lan savait que cette tactique finirait par bénéficier aux Trollocs. Les humains les massacraient par tombereaux entiers, mais le Ténébreux avait eu des siècles pour constituer ses hordes.

Chaque nuit, les monstres se nourrissaient des cadavres de leurs semblables. Ainsi, ils ne risquaient pas d’être à court de vivres.

Alors qu’il s’éloignait du front, Lan raidit ses muscles pour cacher la faiblesse de ses épaules. Tandis qu’il passait le relais à la formation suivante, il aurait voulu s’écrouler et dormir pendant des jours. Bien que le seigneur Dragon lui eût envoyé des renforts importants, chaque homme devait assurer plusieurs rotations quotidiennes. Et Lan en faisait toujours un peu plus que les autres.

Trouver le temps de dormir n’était pas facile pour ses braves, qui devaient s’occuper de leur équipement, ramasser du bois pour les feux et faire transiter des vivres par les portails. Alors qu’il balayait du regard les hommes qui se repliaient avec lui, Lan se demanda ce qu’il pouvait faire pour leur redonner des forces.

Non loin de lui, son fidèle Bulen oscillait sur sa selle. Il fallait qu’il dorme un peu, sinon…

Soudain, Bulen tomba de sa monture.

Avec un juron, Lan immobilisa Mandarb et sauta à terre. Arrivé près de Bulen, il vit que son ami rivait des yeux vides sur le ciel. Au flanc, il portait une plaie béante, sa cotte de mailles déchirée comme une voile après une tempête. Bulen avait caché sa blessure en glissant sa veste sur son armure. Lan ne l’avait pas vu encaisser un coup, ni s’évertuer à dissimuler sa plaie.

Crétin ! pensa-t-il tout en touchant la carotide de Bulen.

Plus de pouls. Raide mort…

Imbécile ! éructa mentalement Lan, tête baissée. Tu ne m’aurais pas quitté pour tout l’or du monde, pas vrai ? C’est pour ça que tu as caché la blessure. Par peur que je crève seul si tu allais te faire guérir… Ou alors, tu n’as pas voulu demander un effort de plus à nos Asha’man, qui sont au bout du rouleau…

Les dents serrées, Lan hissa le cadavre de Bulen sur son épaule. Puis il le posa en travers de la selle du cheval que le défunt ne monterait plus jamais.

Andere et le prince Kaisel – avec sa centaine de combattants, il chevauchait presque toujours près de Lan – regardaient la scène en silence. Conscient de leur présence, Lan posa une main sur la dépouille de son ami.

— Tu t’es bien battu, vieux frère, et les générations à venir chanteront tes louanges. Puisses-tu reposer dans la paume du Créateur, et puisse l’ultime étreinte de la mère t’accueillir dans ton nouveau foyer. (Il se tourna vers Andere et Kaisel.) Je ne le pleurerai pas ! Le chagrin est pour ceux qui ont des regrets, et je ne regrette pas de faire ce que nous accomplissons ici. Bulen n’aurait pas pu avoir une plus belle mort. Je ne le pleure pas, mais je me réjouis pour lui.

Tenant les rênes du cheval de son ami, Lan sauta en selle et s’y tint bien droit. Pas question de trahir sa fatigue. Ni sa tristesse.

— L’un de vous a-t-il vu tomber Bakh ? demanda-t-il alentour. Il avait une arbalète attachée à la croupe de son cheval. Une arme dont il ne se séparait jamais. Je lui avais promis, si le coup partait accidentellement, que les Asha’man le pendraient par les doigts de pied au bord d’une falaise !

— Il est mort hier, son épée coincée dans la cuirasse d’un Trolloc. Il l’y a laissée, prenant sa lame de rechange, mais deux autres monstres ont fait basculer sa monture au sol. Le pensant gravement blessé, j’ai tenté de le rejoindre, puis je l’ai vu se relever comme un fou avec sa fichue arbalète au poing. Il a tiré, fichant un carreau dans l’œil d’un des monstres. À deux pas de distance, le projectile a carrément traversé le crâne du Trolloc. L’autre l’a éventré, mais pas assez vite pour l’empêcher de lui planter dans le cou le couteau qu’il cachait dans sa botte.

Lan hocha gravement la tête.

— Je ne t’oublierai pas, Bakh. Toi aussi, tu as eu une belle mort.

Le groupe chevaucha un moment en silence. Puis Kaisel lança :

— Ragon aussi est mort magnifiquement. Avec son destrier, il a chargé un groupe de trente Trollocs qui nous attaquait sur un flanc. En agissant ainsi, il a sauvé une bonne dizaine de types. Quand les monstres l’ont fait tomber à terre, il a éclaté le crâne de l’un d’eux d’un coup de pied.

— Oui, fit Andere, Ragon était un fou furieux de génie. Je suis un des gars qu’il a sauvés. (Il sourit.) Une très belle mort… Vraiment. Mais le truc le plus dingue que j’aie vu, ces derniers jours, c’est Kragil face à un fichu Myrddraal. Quelqu’un d’autre a été témoin de… ?

Quand ils atteignirent le camp, les cavaliers riaient aux éclats, rendant ainsi hommage à leurs morts. Lan les abandonna et conduisit Bulen auprès des Asha’man. Occupé à maintenir un portail de ravitaillement, Narishma salua Lan de la tête.

— Seigneur Mandragoran ?

— Il faut trouver un endroit frais où le conserver, dit le mari de Nynaeve en mettant pied à terre. Quand tout ça sera fini, le Malkier renaissant de ses cendres, il nous faudra une digne sépulture pour ce héros. Jusque-là, je refuse qu’on le brûle ou qu’on le laisse pourrir. Car il fut le premier à rejoindre le roi du Malkier…

Narishma approuva du chef, faisant tintinnabuler les clochettes accrochées à ses nattes. Après avoir indiqué à une charrette de traverser très vite son portail, il leva une main pour indiquer aux suivantes de s’immobiliser. Le premier portail refermé, il en ouvrit un autre donnant sur le sommet d’une montagne.

Un vent glacial souffla via le passage. Alors que Lan saisissait la dépouille de Bulen, Narishma fit mine de l’aider, mais le roi du Malkier lui signifia que c’était inutile. Grognant sous l’effort, il chargea le cadavre sur son épaule et traversa le portail.

Dans ce décor enneigé, le vent lui cingla les joues, comme si quelqu’un les piquait avec la pointe d’un couteau.

Lan posa Bulen sur le sol. S’agenouillant, il lui retira son hadori – une relique qu’il porterait au combat, afin que son ami continue à ferrailler. Après la victoire, il remettrait la lanière de cuir autour du front du défunt. Une vieille tradition du Malkier.

— Tu as bien lutté, Bulen. Merci de ne pas m’avoir abandonné…

Lan se releva, hadori en main, fit quelques pas sur la neige et retraversa le portail. Narishma le referma aussitôt.

Au cas où l’Asha’man ne survivrait pas à la bataille, Lan lui demanda la position exacte du corps, afin de pouvoir le retrouver.