Il ne serait pas possible de préserver tous les héros morts, mais un seul, c’était toujours mieux qu’aucun. Quant au hadori, Lan l’enroula serré autour de la poignée de son épée, juste au-dessus de la garde.
Ensuite, il confia Mandarb à un palefrenier. Un index levé, il regarda le destrier et lâcha :
— Surtout, ne mords plus aucun garçon d’écurie !
Sur ces mots, Lan se mit en quête du seigneur Agelmar.
Quand il le trouva, le général s’entretenait avec Tenobia à la lisière extérieure du camp du Saldaea. Non loin de là, une centaine d’archers, arme au poing, sondaient le ciel. Les attaques de Draghkars se succédaient…
Sous les pieds de Lan, le sol trembla.
Autour de lui, les soldats ne s’affolèrent pas. Ils étaient habitués à ce phénomène. Les spasmes de la terre…
Près de Lan, le sol rocheux s’ouvrit en deux. Inquiet, il s’écarta. Les secousses continuant, des fissures apparurent dans la roche, fines comme des cheveux. Quelque chose clochait terriblement avec ces minuscules crevasses. Trop profondes, elles étaient aussi trop… noires. Bien que la terre continuât de trembler, Lan en approcha pour les étudier de près.
Elles semblaient donner sur le néant. Absorbant la lumière, elles l’engloutissaient. Comme s’il s’agissait de fissures dans la texture même de la réalité.
Soudain, l’obscurité sembla vaciller, puis elle disparut, laissant derrière elle des fissures tout ce qu’il y a de plus ordinaires. Méfiant, Lan se pencha pour mieux comprendre de quoi il s’agissait. Venait-il de voir ce qu’il croyait ? Et qu’est-ce que ça signifiait ?
Les sangs glacés, il se releva et reprit son chemin.
Les hommes ne sont pas les seuls à être fatigués… La mère aussi est à bout de forces.
Lan traversa à pas vifs le camp du Saldaea – le plus organisé et le mieux tenu de la coalition présente à la brèche de Tarwin. Logique, puisque c’étaient les femmes des officiers qui le géraient.
Lan, lui, avait laissé à Fal Dara tous les non-combattants du Malkier. Les autres forces aussi ne comptaient que des guerriers.
Au Saldaea, on voyait les choses autrement. Même si elles n’entraient en principe jamais dans la Flétrissure, les femmes accompagnaient leur mari. Capables de très bien se battre au couteau, elles défendraient leur camp jusqu’à la mort, s’il le fallait. Ici, elles étaient précieuses dès qu’il s’agissait de distribuer les vivres et de soigner les blessés.
Une nouvelle fois, Tenobia discutait de tactique avec Agelmar. Curieux, Lan tendit l’oreille alors que le grand capitaine du Shienar écoutait les exigences de la reine. Tenobia comprenait assez bien les choses, mais elle était trop audacieuse. Selon elle, il aurait fallu foncer dans la Flétrissure et porter le fer dans le fief même des Créatures des Ténèbres.
Enfin, Tenobia remarqua la présence de Lan.
— Seigneur Mandragoran, le salua-t-elle.
Les cheveux noirs, des flammes dans les yeux, cette femme était plutôt jolie.
— Ta dernière sortie a été couronnée de succès, Lan ?
— D’autres Trollocs tués, oui…
— Nous livrons une glorieuse bataille.
— Mais j’ai perdu un ami très cher…
Tenobia sonda le regard de Lan, peut-être en quête d’une émotion. Elle n’en trouva pas. Après tout, Bulen avait eu une belle mort.
— Les guerriers sont glorieux, Majesté, pas les batailles. Seigneur Agelmar, puis-je te dire un mot ?
Tenobia s’écarta, et Lan entraîna Agelmar hors de portée d’oreille.
Le vieux général gratifia le mari de Nynaeve d’un regard reconnaissant. Tenobia regarda les deux hommes s’éloigner, puis elle fila à son tour, deux gardes lui emboîtant le pas.
Si on ne la surveille pas, elle finira par se jeter dans la mêlée. Cette femme a la tête pleine de légendes et de ballades.
Lan ne venait-il pas d’encourager ses hommes à s’enivrer de récits héroïques ? Non, il y avait une différence, et il la sentait très clairement. Apprendre aux gars qu’ils étaient mortels et qu’ils devaient vénérer les défunts… Eh bien, c’était différent de clamer combien on trouvait merveilleux de combattre en première ligne.
Pour saisir cette nuance, il fallait avoir été au feu. Fasse la Lumière que Tenobia ne commette pas une énorme bêtise. La lueur qui brillait dans ses yeux, Lan l’avait vue chez plus d’un jeune fou. Pour calmer ces garçons, il fallait les épuiser à l’entraînement pendant quelques semaines – jusqu’à ce qu’ils ne rêvent plus de gloire, mais de leur lit. Hélas, cette méthode serait inapplicable avec Tenobia…
— Depuis que Kalyan a épousé Ethenielle, dit Agelmar, elle est plus impétueuse que jamais. (Les deux hommes marchèrent le long du camp, saluant au passage les sentinelles.) Kalyan réussissait à la modérer un peu – oh, pas beaucoup – mais à présent… Sans lui ni Bashere pour la surveiller… Enfin, c’est ainsi… Que veux-tu de moi, Dai Shan ?
— Nous nous battons bien, mais je m’inquiète de l’état de fatigue des hommes. Serons-nous capables de contenir longtemps les Trollocs ?
— Tu as raison de t’inquiéter. Tôt ou tard, ils nous déborderont.
— Que ferons-nous, quand ça arrivera ?
— On se battra ici, sur le site des camps… Puis on se repliera pour gagner du temps et résister un peu plus loin.
— Se replier ?
Agelmar hocha la tête.
— Nous sommes ici pour ralentir les Trollocs. La seule façon de faire, c’est de battre en retraite à travers le Shienar.
— Agelmar, je ne suis pas venu à la brèche de Tarwin pour me défiler.
— Dai Shan, j’ai le sentiment que tu es venu pour mourir.
La stricte vérité.
— Je n’abandonnerai pas pour la seconde fois le Malkier aux forces des Ténèbres. Si je suis ici avec mes compatriotes, c’est pour montrer au Ténébreux qu’il ne nous a pas vaincus. Se replier après avoir réussi à gagner du terrain…
— Dai Shan, fit Agelmar à voix basse, je respecte ta décision de combattre jusqu’au bout. Nous la respectons tous ! Ton héroïsme, crois-moi, inspire des milliers d’hommes. Ce n’était peut-être pas ton objectif, mais c’est celui que la Roue a tissé pour toi. La détermination d’un homme à obtenir justice pour son pays ne peut être ignorée. Mais il est temps que tu voies plus grand, pour mieux comprendre les enjeux.
Lan s’arrêta et dévisagea le vieux militaire.
— Prends garde, Agelmar… Tu n’es pas loin de me traiter d’égoïste.
— C’est ce que je fais, Lan. Et c’est ce que tu es.
Le roi du Malkier ne broncha pas sous l’injure.
— Tu es venu sacrifier ta vie pour le Malkier. En soi, la démarche est très noble. Mais au moment de l’Ultime Bataille, elle s’avère également stupide. Nous avons besoin de toi. À cause de ton entêtement, des hommes vont mourir.
— Leur ai-je demandé de me suivre ? Au contraire, j’ai fait mon possible pour les en empêcher !
— Le devoir pèse plus lourd qu’une montagne, Dai Shan.
Cette fois, Lan broncha. Depuis quand quelqu’un avait-il réussi à l’ébranler avec de simples mots ?
Il se souvint d’avoir tenu le même discours à un jeune gars de Deux-Rivières. Un berger qui ne connaissait pas le monde et craignait l’avenir que la Trame tissait pour lui.
— Certains hommes, dit Agelmar, sont destinés à mourir, et ça les effraie. D’autres sont faits pour vivre et commander, et ils trouvent que c’est un fardeau. Si tu désires te battre ici jusqu’à la mort de ton dernier compagnon, tu peux le faire, et ces braves tomberont en célébrant la gloire de votre bataille. Tu peux aussi opter pour ce que nous devons faire tous les deux ! Reculer quand il le faut, s’adapter et retarder les Trollocs tant que nous aurons un souffle de vie. Ou jusqu’à ce que nos alliés nous envoient des renforts.