Il détestait la façon dont ces cartes d’état-major, avec leurs notes pour chaque unité, réduisaient la vie des hommes à des gribouillis sur du parchemin. Des chiffres et des statistiques.
Bien sûr, il reconnaissait qu’une certaine distanciation était essentielle pour un commandant en chef. Ça ne l’obligeait pas à aimer ça.
Devant lui, une flamme vivait – et des milliers d’hommes étaient morts. À présent qu’il n’était plus en position de diriger la guerre, il espérait rester très loin des cartes de ce genre. Voir tous ces plans abstraits, il le savait, le ferait pleurer par anticipation des soldats qu’il ne pourrait pas sauver.
Soudain, il eut un frisson glacé et les poils de ses bras se hérissèrent. Un étrange frisson, mélange d’excitation et de terreur.
Une femme canalisait le Pouvoir !
Levant la tête, Rand découvrit Elayne, pétrifiée à l’entrée de la tente.
— Par la Lumière ! s’écria-t-elle. Que fiches-tu ici ? Tu voulais me faire mourir de peur ?
Le Dragon posa les doigts sur la carte et étudia la jeune reine. Oui, la vie c’était exactement ça ! Des joues un peu roses, des cheveux blonds avec un rien de miel et de roux, des yeux brûlant comme un feu de joie. Sous sa robe violette, on voyait le cocon où se nichaient les enfants à venir. Leurs enfants. Lumière, que cette femme était belle !
— Rand al’Thor, dit-elle, vas-tu me parler ou te contenteras-tu de me reluquer ?
— Si je ne peux pas te reluquer, qui puis-je admirer ?
— Ne me souris pas comme ça, fermier. T’introduire sous ma tente. Vraiment ! Que diraient les gens ?
— Que j’avais envie de te voir. Cela posé, je ne me suis pas introduit. Les gardes m’ont laissé entrer.
Elayne croisa les bras.
— Ils ne m’ont pas prévenue.
— Parce que je leur ai demandé de ne pas le faire.
— Donc, c’est quand même une intrusion. (Elayne avança et frôla Rand, qui trouva son parfum enivrant.) Franchement, comme si les facéties d’Aviendha ne suffisaient pas…
— Je ne voulais pas que les soldats réguliers me voient, dit Rand. Pour ne pas semer la panique dans ton camp. Donc, j’ai demandé aux gardes d’omettre de mentionner ma présence. (Il posa sa main sur les épaules de la jeune reine.) Je devais te revoir avant de…
— Tu m’as vue au champ de Merrilor.
— Elayne…
— Désolée…, souffla la jeune femme. Je suis contente de te voir, et je te félicite d’être venu. Mais j’ai du mal, dans mon esprit, à déterminer la place que tu as dans ma vie. Et comment nous nous inscrivons dans tout ça.
— Je n’en sais rien, avoua Rand. Je n’ai jamais compris. Navré.
Elayne soupira et s’assit dans le fauteuil placé à côté de son bureau.
— Je suppose qu’il est agréable de voir qu’il y a des problèmes que tu ne peux pas régler d’un simple geste de la main.
— Je ne peux pas régler grand-chose, Elayne. (Rand baissa les yeux sur les cartes.) Vraiment pas grand-chose…
Oui, mais ne pense pas à ça…
Rand s’agenouilla devant Elayne – qui arqua un sourcil jusqu’à ce qu’il ait posé sa main sur son ventre, non sans hésiter.
— Je ne savais pas, dit-il. Pas avant la nuit avant la réunion. Ce sont des jumeaux, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Donc, Tam va être grand-père. Et moi…
Comment un homme était-il censé réagir à cette nouvelle ? Devait-il être bouleversé ? Dans sa vie, Rand avait eu son lot de surprises. À dire vrai, il ne pouvait pas faire deux pas, semblait-il, sans que le monde change autour de lui.
Mais ça, ce n’était pas une surprise. Au fond de son cœur, avait-il découvert, il désirait depuis longtemps être père. Et voilà que c’était arrivé. De quoi lui réchauffer l’âme. En ce monde où tout tournait mal, une chose au moins allait bien.
Des enfants. Ses enfants. Les yeux fermés, il savoura cette idée.
Mais il ne les connaîtrait jamais. Avant leur naissance, il en ferait des orphelins de père. Certes, mais Janduin avait fait de lui un orphelin, et ça s’était révélé très positif. Si on exceptait quelques aspérités, de-ci de-là…
— Quels prénoms leur donneras-tu ?
— S’il y a un garçon, je le verrais bien s’appeler Rand.
Le Dragon Réincarné se tut, parce qu’il venait de sentir un mouvement. Un coup de pied ?
— Non, Elayne, je t’en prie, ne leur donne pas un nom lié à moi. Qu’ils puissent vivre leur propre vie ! Mon ombre s’étendra assez sur eux comme ça…
— Très bien.
Rand leva les yeux et vit qu’Elayne lui souriait avec une profonde tendresse. Puis elle posa une main sur sa joue.
— Tu seras un très bon père.
— Elayne…
— Pas un mot sur ce sujet ! Rien sur le devoir et sur la mort.
— Nous ne pouvons pas ignorer ce qui se passera.
— Mais nous ne sommes pas obligés de nous appesantir dessus. Rand, je t’ai appris tant de choses sur l’art d’être un monarque. Mais j’ai oublié une leçon : s’il est normal de prévoir le pire, il ne faut pas se vautrer dedans. Ni en être obsédé. Une reine doit avoir l’espoir comme figure de proue.
— J’espère aussi, dit Rand. Pour le monde, pour toi, pour tous ceux qui sont capables de se battre. Ça ne change pas un fait : j’ai accepté ma propre mort.
— Assez ! Ne parlons plus de ça ! Ce soir, je veux dîner en paix avec l’homme que j’aime.
Rand soupira, se leva et s’assit en face d’Elayne – qui appela un des gardes pour qu’on leur apporte un repas.
— Pouvons-nous parler de tactique, au moins ? demanda Rand. Je suis très impressionné par ce que tu as fait ici. Franchement, je n’aurais pas mieux réussi.
— C’est l’œuvre des grands capitaines, pour l’essentiel.
— Non, j’ai vu tes annotations. Bashere et les autres sont de fantastiques généraux – des génies, même – mais ils pensent bataille après bataille. Il leur faut quelqu’un pour coordonner le tout, et tu t’en sors merveilleusement bien. Tu as l’esprit qu’il faut pour ça.
— Pas du tout, fit Elayne. Ce que j’ai, Rand, c’est une vie entière de Fille-Héritière, depuis toujours préparée à d’éventuelles guerres. Ce que tu vois en moi, je le dois au général Bryne et à ma mère. Dans mes notes, as-tu trouvé quelque chose que tu aurais modifié ?
— La distance entre Caemlyn et le bois de Braem. Cinquante lieues, c’est beaucoup… Un gros risque. Que se passera-t-il si tes forces sont submergées avant d’atteindre le bois ?
— Tout dépend de cette course-poursuite, c’est vrai… Mais les « provocateurs » seront munis des montures les plus rapides disponibles, afin de ne pas perdre un pouce de terrain sur les Trollocs. Pour nos hommes, ce sera une cavalcade épuisante, et la plupart des chevaux ne tiendront plus debout en arrivant. Mais avec un peu de chance, les Trollocs seront encore plus fatigués, ce qui nous facilitera le travail.
Pendant qu’ils parlaient de tactique, la nuit tomba. Des domestiques arrivèrent avec le dîner – un potage et du sanglier rôti. Rand aurait voulu garder secrète sa présence dans ce camp, mais c’était fichu, maintenant que des serviteurs l’avaient vu.
Il profita du repas et savoura sa conversation avec Elayne. Quel front était le plus menacé ? Quel grand capitaine la reine devrait-elle écouter quand les quatre ne seraient pas d’accord entre eux, ce qui se produisait souvent ? Et comment coordonner l’alliance avec l’armée du Dragon, qui attendait toujours le bon moment pour attaquer le mont Shayol Ghul ?
Ce dialogue rappela à Rand le temps où ils échangeaient des baisers clandestins, à la Pierre de Tear, entre deux séances de formation politique. À cette époque, il était tombé amoureux de la fille de Morgase. Rien à voir avec l’admiration béate d’un jeune paysan ayant basculé d’un mur pour atterrir dans le jardin d’une princesse. Ce jour-là, il ne connaissait rien de l’amour – pas plus qu’un gamin jouant avec une épée ne connaît la guerre.