Leur passion était née de ce qu’ils avaient partagé. Avec Elayne, il pouvait parler de politique et du fardeau de gouverner. Elle comprenait mieux que quiconque d’autre, sachant dans sa chair ce qu’on éprouvait quand une décision modifiait la vie de milliers de gens. Pareillement, elle savait ce que ça voulait dire, « appartenir à ses sujets ». Là-dedans, il n’y avait rien de métaphorique…
Alors qu’ils étaient le plus souvent séparés, leur lien restait intact, et ça avait quelque chose de stupéfiant. D’autant plus qu’il semblait même s’être renforcé, ce lien. Parce qu’elle était reine et parce qu’elle portait leurs enfants, sans doute…
— Tu as fait la grimace, dit Elayne.
Rand leva les yeux de son assiette. Elayne avait à peine touché à son repas, tant il l’avait encouragée à parler. Elle semblait pourtant rassasiée et buvait une infusion bien chaude.
— Pardon ?
— Tu as fait la grimace quand j’ai mentionné les contingents qui combattent pour Andor. Une petite grimace…
Rand ne s’étonna pas qu’elle s’en soit aperçue. Après tout, qui lui avait appris à guetter les plus infimes expressions de ses interlocuteurs ?
— Tous ces gens se battent en mon nom. Donc, des hommes et des femmes que je ne connais pas vont mourir pour moi.
— C’est depuis toujours le poids qui pèse sur les dirigeants, lors d’une guerre.
— Je devrais être capable de protéger mes combattants.
— Si tu crois que c’est possible, Rand al’Thor, tu es bien moins sage que tu l’affirmes.
Rand chercha le regard de sa compagne.
— Je sais que c’est infaisable, mais ces morts pèsent sur ma conscience. Maintenant que je me souviens de tout, je me dis que j’aurais dû faire plus. Il a essayé de me briser, et il a échoué.
— C’est ce qui est arrivé sur le pic du Dragon, ce jour-là ?
Rand n’en avait jamais parlé à personne. Se penchant, il poussa son siège près de celui d’Elayne.
— Là-haut, j’ai compris que je pensais trop en termes de force. Je voulais être dur, tellement dur. En me modifiant ainsi, je risquais de perdre tout véritable engagement. Et c’était une erreur. Pour gagner, je dois m’engager. Et pour ça, hélas, il faut que la mort des autres me touche.
— Lews Therin, tu te souviens de tout ? Tout ce qu’il savait ? Ce n’est pas un air que tu te donnes ?
— Je suis… lui. Je l’ai toujours été. À présent, j’en ai conscience.
Elayne écarquilla les yeux, le souffle coupé.
— Quel énorme avantage !
C’était la première personne à réagir ainsi. Une femme merveilleuse !
— J’ai toutes ses connaissances, mais elles ne me disent pas que faire. (Rand se leva et marcha de long en large.) Elayne, il faudrait que je puisse tout arranger. Plus personne ne devrait mourir pour moi. C’est mon combat. Pourquoi tant d’innocents doivent-ils souffrir ?
— Tu nous refuses le droit de combattre ? demanda Elayne, se redressant sur son siège.
— Non, bien entendu que non… Je ne peux rien vous refuser du tout… Simplement, j’aimerais pouvoir… arrêter tout ça. Mon sacrifice n’est pas suffisant ?
Elayne se leva et prit le bras de Rand, qui se tourna vers elle. Alors, elle l’embrassa.
— Je t’aime, dit-elle. Tu es vraiment un roi. Mais si tu essaies d’interdire au peuple d’Andor de se battre, si tu lui dénies le droit de participer à l’Ultime Bataille…
La jeune reine s’empourpra, ses yeux lançant des éclairs. Par la Lumière, elle était furieuse !
Rand ne pouvait jamais prévoir ce qu’elle allait dire ou faire, et c’était ça qui lui plaisait chez elle. Comme lorsqu’on regardait un feu d’artifice, certain d’admirer des merveilles, mais sans savoir exactement à quoi elles ressembleraient.
— Je viens de dire que je ne te refuserais pas le droit de combattre…
— Ce n’est pas seulement moi, Rand, mais… tout le monde. Peux-tu comprendre ça ?
— J’imagine, oui…
— Parfait.
Elayne se rassit et but une gorgée d’infusion. Puis elle fit la moue.
— Ta boisson a tourné ?
— Oui, mais j’ai l’habitude… Cela dit, il vaudrait mieux ne rien boire, tellement c’est mauvais.
Rand approcha et prit la tasse de sa compagne. Il la tint un moment, mais sans canaliser le Pouvoir.
— Je t’ai apporté quelque chose… Mais j’avais oublié de te le dire.
— Des herbes ?
— Non, mais c’est tout comme…
Rand rendit la tasse à la jeune reine, qui but une nouvelle gorgée.
— Mais… c’est délicieux ! Comment as-tu fait ça ?
— Je n’ai rien fait… C’est la Trame.
— Pardon ?
— Je suis un ta’veren. Autour de moi, des choses imprévisibles se produisent. Pendant longtemps, il y avait une forme d’équilibre. Dans une ville, quelqu’un découvrait un trésor sous son perron. Dans la suivante, des malchanceux s’apercevaient qu’un faussaire leur avait refilé des pièces sans valeur.
» Des gens mouraient dans d’atroces souffrances et d’autres étaient sauvés par miracle. Des décès compensaient des naissances. Des mariages s’opposaient à des ruptures. Un jour, j’ai vu une plume tomber du ciel, pointe en bas, et se planter dans la terre. Les dix suivantes ont fait de même.
» Tout était soumis au hasard. Pile ou face en permanence.
— Cette infusion ne doit rien au hasard.
— Bien entendu que si, mais depuis peu, la pièce retombe toujours sur la même face. Parce que quelqu’un d’autre se charge de rétablir l’équilibre. Le Ténébreux génère dans le monde des horreurs qui provoquent la mort, la folie et la fureur. Mais la Trame… La Trame, c’est l’équilibre incarné. Donc, à travers moi, elle combat le mal par le bien. Plus le Ténébreux s’acharne à nuire, plus des merveilles se produisent autour de moi.
— L’herbe verte…, fit Elayne. Le ciel limpide… La nourriture intacte…
— Oui, c’est ça…
Plus quelques astuces du cru de Rand, à l’occasion, mais il ne les mentionna pas. En revanche, il sortit de sa poche une petite bourse.
— Si ce que tu dis est vrai, fit Elayne, le bien ne sera jamais dominant dans le monde.
— Pourquoi donc ?
— Parce que la Trame fera le mal pour maintenir l’équilibre.
Rand hésita. Avant sa visite au pic du Dragon, il pensait de cette façon, certain qu’il n’y avait pas d’option, sa vie étant toute tracée devant lui.
— Tant que nous nous engageons, dit-il, le bien peut dominer. La Trame est insensible aux émotions. En fait, elle se fiche même du bien et du mal. Le Ténébreux est une entité extérieure à elle qui l’influence en usant de la violence.
Et ce serait terminé, si Rand réussissait son coup…
— Tiens, dit-il, le cadeau dont je te parlais…
Il poussa la bourse vers Elayne.
La jeune femme le regarda, intriguée. Puis elle ouvrit la bourse et en sortit une figurine. Une femme debout, un châle sur les épaules, bien qu’elle n’ait pas l’air d’être une Aes Sedai. Sur son visage où se lisait le passage du temps, elle affichait un sourire plein de sagesse.
— Un angreal ? demanda Elayne.
— Non, une graine.
— Une… graine ?
— Tu as le don de créer des ter’angreal. Fabriquer des angreal passe par un protocole très différent. Ça commence par une de ces graines – un objet conçu pour puiser ton Pouvoir et le transférer dans quelque chose d’autre. Le procédé est long, et il te laissera épuisée pendant des mois. Donc, ne te risque pas à y recourir tant que nous serons en guerre. Mais quand j’ai trouvé ce trésor oublié, j’ai pensé à toi. Je me demandais quel cadeau te faire…