Elayne tira sur les rênes d’Ombre de Lune.
— Uno ? s’écria-t-elle, stupéfiée.
Le borgne leva la tête, s’étrangla et faillit s’asperger d’eau.
— Elayne ? demanda-t-il en s’essuyant le front d’un revers de la main. Il paraît que tu es la fichue… hum, la reine, désormais. Au fond, c’est logique, puisque tu étais la maudite Fille-Héritière. Hum, navré… La Fille-Héritière. Pas maudite du tout.
Le borgne fit la grimace.
— Uno, tu peux jurer tout ton soûl, dit Elayne. Nynaeve n’est pas dans les environs. Que fais-tu ici ?
— La chaire d’Amyrlin… Elle voulait un fichu messager, et j’ai été choisi. J’ai déjà remis à Egwene une montagne de maudits rapports de tes officiers, pour tout le fichu bien que ça peut lui faire. Nous avons pris nos positions de malheur, et commencé à explorer le Kandor. Ce pays est un fichu bazar ! Tu veux des détails ?
Elayne sourit.
— Uno, j’ai entendu les rapports de mes officiers. Repose-toi, puis va prendre un fichu bain, espèce de fils du furoncle d’un berger !
Uno s’étrangla encore face à ce bombardement de jurons.
Elayne sourit de nouveau. Le « fils d’un furoncle de berger », elle l’avait entendu de la bouche d’un soldat, la veille. Jusque-là, elle ignorait le niveau d’obscénité de l’imprécation. Eh bien, avec la réaction d’Uno, elle était fixée.
— Je… Pas de maudit bain pour moi, dit Uno. Hum… Majesté. Et j’ai déjà eu cinq minutes de repos. Dans ce fichu Kandor, les Trollocs peuvent attaquer d’une minute à l’autre, et je ne laisserai pas les autres se battre sans moi.
Une main sur la poitrine, Uno salua la reine, puis il fila vers le site de Voyage.
— Dommage, fit Birgitte. C’était un bon compagnon de beuverie. J’aurais aimé qu’il reste un peu plus.
Dans le lien, Elayne sentit que sa Championne ne disait pas toute la vérité tandis qu’elle regardait Uno s’éloigner.
La jeune reine s’empourpra.
— L’heure n’est pas à ces choses-là ! s’indigna-t-elle. Ni l’alcool ni le…
— Je regardais, c’est tout…, fit Birgitte, incarnation même de l’innocence. Et si nous allions écouter les rapports en provenance des autres fronts ?
— Ce serait judicieux, oui…
Birgitte ne marmonna rien d’inconvenant, mais Elayne ne fut pas dupe. L’archère détestait les réunions stratégiques. Une bizarrerie, pour une femme qui avait participé à des milliers de batailles. Une héroïne qui, de plus, avait sauvé d’innombrables vies au fil des plus grands événements de l’histoire.
Les deux femmes arrivèrent devant le pavillon de commandement, le seul dont l’armée s’était encombrée en plus de celui d’Elayne. À l’intérieur, Bashere s’entretenait avec plusieurs officiers : Abell Cauthon, Gallenne et Trom, le commandant en second des Capes Blanches.
Galad, comme Perrin, était avec les « provocateurs » de Caemlyn. Elayne trouva Trom étonnamment sympathique – bien plus que Galad, en tout cas.
— Alors ? demanda-t-elle.
— Majesté, la salua Trom en s’inclinant.
S’il n’aimait pas avoir affaire à une Aes Sedai, il le cachait bien. Les autres militaires saluèrent la reine – sauf Bashere, qui lui fit un petit geste amical puis désigna les cartes d’état-major.
— Nous avons reçu des rapports sur tous les fronts…, annonça-t-il. Au Kandor, des réfugiés rejoignent sans cesse la Chaire d’Amyrlin, et il y a beaucoup de combattants parmi eux. Des soldats de maisons nobles et des gardes de marchands, en grande partie. Les forces du seigneur Ituralde attendent toujours le seigneur Dragon avant de partir pour le mont Shayol Ghul. (Il se lissa la moustache.) Quand ces armées seront entrées dans la vallée, il n’y aura plus de retour en arrière possible…
— Et les Frontaliers ? demanda Elayne.
Bashere désigna une carte du Shienar.
— Ils résistent.
Soudain, Elayne se demanda si Uno n’aurait pas préféré se battre avec ses compatriotes, à la brèche de Tarwin.
— Mais le dernier messager m’a appris que nos alliés craignent d’être débordés, et qu’ils envisagent de battre en retraite.
Egwene se rembrunit.
— Ça va si mal que ça ? Ces hommes étaient censés tenir jusqu’à ce que j’en aie terminé avec les Trollocs, en Andor. À l’origine, c’était le plan.
— Exact, concéda Bashere.
— Vas-tu me dire qu’un plan, lors d’une guerre, cesse d’exister lorsque la première épée est dégainée ? Ou quand s’abat la première flèche ?
— Ou quand la première lance est levée…, marmonna Bashere entre ses dents.
Elayne tapota la carte du bout d’un index.
— Je sais tout ça… Mais j’ai aussi conscience que le seigneur Agelmar est assez brillant pour retenir une horde de Trollocs – surtout si toutes les armées frontalières l’épaulent.
— Pour l’instant, nos forces tiennent, dit Bashere. Mais elles sont soumises à une forte pression. (D’une main levée, il coupa court aux objections d’Elayne.) Je sais que l’idée d’un repli t’inquiète, mais si j’étais toi, je ne m’opposerais pas à Agelmar. Sa réputation de grand capitaine, il la mérite. De plus, il est sur place et pas nous. Cet homme sait ce qu’il fait.
Elayne prit une grande inspiration.
— Oui, tu as raison. Vois si Egwene peut lui envoyer des renforts. En attendant, nous devons remporter notre bataille très vite.
Combattre sur quatre fronts consumait les ressources à une vitesse effrayante.
Elayne avait l’avantage du terrain et toutes les chances de triompher. Si les autres armées ne cédaient pas pendant qu’elle anéantissait les Trollocs en Andor, elle pourrait rejoindre Lan et Agelmar et transformer en victoire la situation bloquée de la brèche.
Son armée, en d’autres termes, était la clé de toute l’opération. Si elle échouait ici, les autres forces ne recevraient jamais de renforts. Perdants garantis s’ils devaient livrer des guerres d’usure, Lan et Ituralde seraient condamnés. Egwene, elle, aurait une chance, en fonction des adversaires que lui opposeraient les Ténèbres. Mais ça n’était pas gagné d’avance.
— Il faut que les Trollocs nous attaquent ! lança Elayne. Tout de suite.
Bashere acquiesça.
— Passons au stade supérieur de la provocation, dit la reine. Que nos hommes criblent les Trollocs de flèches – en permanence. Les monstres doivent comprendre qu’ils sont fichus s’ils ne chargent pas.
— Et s’ils se réfugient en ville ? demanda Trom. Les incendies sont presque éteints.
— Alors, que ça nous plaise ou non, les dragons devront raser Caemlyn. Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps.
Androl luttait pour rester éveillé. La boisson qu’on lui avait donnée lui embrumait l’esprit. Dans quel but ?
C’est en rapport avec le Pouvoir, pensa-t-il dans son brouillard mental.
Même en l’absence de bouclier, la Source était hors de sa portée. Quelle substance pouvait faire ça à un homme ?
Le pauvre Emarin sanglotait dans ses liens. Pour le moment, les sbires de Taim n’avaient pas réussi à le convertir, mais il ne tarderait pas à craquer.
Androl tourna péniblement la tête. La vue brouillée, il distinguait à peine les treize hommes auxquels Taim avait assigné cette mission. Assis à une table, au fond de la pièce, ils somnolaient tant ils étaient épuisés.
Androl se souvint… La veille, Taim avait piqué une colère. Selon lui, ses séides travaillaient trop lentement. Avec les premiers convertis – des deux sexes – ils avaient dépensé trop d’énergie. À présent, ils le payaient au prix fort.
Assommée par la boisson droguée, Pevara dormait. Androl avait eu droit au breuvage après sa compagne – et presque par hasard. La plupart du temps, les tortionnaires oubliaient jusqu’à sa présence.