En découvrant que ses sbires avaient drogué Pevara, Taim s’était encore énervé, car il escomptait la convertir tout de suite. Mais pour que ça fonctionne, la victime devait être en état de canaliser.
— Lâchez-moi ! cria soudain quelqu’un.
Androl tourna la tête pour voir de qui il s’agissait.
Mishraile et un autre Ashaman, Abors, tiraient avec eux une petite femme à la peau cuivrée. C’était Toveine, une des Aes Sedai que Logain avait liées.
Près d’Androl, Logain bougea un peu. Les yeux fermés, il avait l’air d’avoir été roué de coups par une foule en furie.
— Que faites-vous donc ? demanda Toveine. Lumière, je…
Elle n’en dit pas plus, car Abors venait de la bâillonner. Ce type aux sourcils broussailleux comptait parmi ceux qui s’étaient ralliés volontairement à Taim, peu avant le début des conversions.
Les idées encore embrouillées, Androl essaya quand même de libérer ses mains. Hélas, les cordes se révélèrent encore plus serrées. Rien que de très normal. Evin avait remarqué que les liens étaient relâchés, et il y avait remédié.
Androl se sentit impuissant et inutile. Bref, tout ce qu’il détestait. Dans sa vie, s’il avait eu un fil rouge, c’était de ne jamais être inutile. Et d’avoir toujours une idée précise de la situation dans laquelle il se trouvait.
— La femme doit être la prochaine, dit Taim.
Androl se tordit le cou pour apercevoir le M’Hael. Assis à la table, il adorait assister aux conversions. Mais il ne regardait pas Toveine. Au contraire, il rivait les yeux sur le disque qui reposait dans sa paume.
Il se leva soudain et glissa le petit objet dans sa poche.
— Les hommes se plaignent d’une trop grande fatigue à cause d’un surplus de conversions. Si cette femme nous rejoint, elle pourra participer au protocole et soulager tout le monde. Mishraile, viens avec moi. Il est l’heure.
Mishraile et d’autres types rejoignirent Taim. De là où il était, Androl n’avait pas pu les voir.
Taim se dirigea vers la sortie.
— À mon retour, je veux que cette femme soit convertie.
Galopant sur le sol rocheux, Lan fonçait vers la brèche de Tarwin pour ce qui lui semblait la centième fois. Pourtant, il combattait ici depuis moins d’une semaine.
Le prince Kaisel et le roi Easar le flanquaient.
— Que se passe-t-il, Dai Shan ? cria Kaisel. Une nouvelle attaque ? Je ne vois pas de signal d’alarme.
À la lueur des feux de carcasses, Lan se pencha sur l’encolure de Mandarb. Derrière lui, des centaines de braves du Malkier chargeaient ventre à terre.
Brûler les charognes de Trollocs n’était pas si facile que ça. Mais Lan avait besoin de lumière – et ça privait les monstres survivants de nourriture.
Devant lui, le roi du Malkier entendit quelque chose qui le terrifia. Depuis le début, il redoutait que ça arrive.
Des explosions !
De si loin, on eût dit que des rochers se percutaient. Et à chaque détonation, l’air tremblait.
Montée sur un hongre blanc, la reine Ethenielle du Kandor rejoignit les trois cavaliers de tête.
— Par la Lumière ! C’est ce que je crois ?
Lan hocha la tête. Des ennemis capables de canaliser…
Ethenielle cria à son escorte quelques mots que Lan ne comprit pas. Plutôt rondelette, cette femme n’était pas typique, pour une Frontalière. Dans son escorte, on trouvait le seigneur Baldhere – son porteur de l’épée – et le grisonnant Kalyan Ramsin, qu’elle venait d’épouser.
La charge approchait de la brèche, où des guerriers tentaient de contenir les monstres. Soudain, un groupe de cavaliers du Kandor qui longeait les feux de carcasses fut projeté dans les airs.
— Seigneur Mandragoran !
Une silhouette vêtue de noir faisait de grands gestes aux cavaliers. Son Aes Sedai avec lui, Narishma approcha.
Lan affectait toujours un Asha’man en première ligne, mais en lui ordonnant de ne pas se battre. Ses « forces spéciales », il les gardait pour les cas d’urgence.
Comme ce soir.
— Qui canalise le Pouvoir ? demanda Lan en tirant sur les rênes de Mandarb.
— Des Seigneurs de la Terreur, répondit Narishma, le souffle court. Une vingtaine au moins, je crois…
— Une vingtaine au moins, répéta Agelmar. Ils vont nous tailler en pièces. Une lame qui égorge un agneau, au printemps…
Lan balaya du regard le paysage désolé. Sa patrie, il fut un temps. Un pays qu’il n’avait jamais connu.
Et qu’il allait devoir abandonner ! Cette idée lui déchirait les entrailles, mais il ne pouvait plus reculer.
— Tu vas avoir ton repli offensif, Agelmar, dit-il. Narishma, les autres et toi, vous pouvez faire quelque chose ?
— Si nous approchons assez, nous tenterons de couper leurs tissages en plein vol. Mais ce sera difficile, voire infaisable, parce qu’ils utilisent seulement de fins rubans de Feu et de Terre. De plus, comme ils sont si nombreux, ils nous prendront pour cibles. J’ai peur que nous soyons…
Une explosion très proche fit trembler le sol. Mandarb se cabra, manquant désarçonner son cavalier. Bien qu’aveuglé par une lueur blanche, Lan put maîtriser le cheval.
— Dai Shan ! appela Narishma.
Lan cligna des yeux pour en chasser les larmes.
— Va voir la reine Elayne ! cria-t-il. Et ramène des sœurs pour couvrir notre retraite. Sans ça, nous serons taillés en pièces. File, mon gars !
Agelmar avait déjà ordonné un repli massif. Il fit pourtant venir des archers sur la ligne de front, histoire qu’ils visent les Seigneurs de la Terreur et les forcent à reculer à couvert.
Lan dégaina son épée et fonça, résolu à faire rebrousser chemin à sa cavalerie.
Que la Lumière nous protège ! pensa-t-il.
La priorité, désormais, serait de sauver autant de cavaliers que possible. Car la brèche de Tarwin était perdue.
Dans le bois de Braem, Elayne attendait nerveusement.
Ce lieu était une antique survivance d’un temps où la nature semblait avoir elle aussi une âme. À l’aune de cette métaphore, les arbres devenaient des doigts ratatinés qui sortaient de terre pour savourer le vent.
Dans un bois comme celui-là, on avait du mal à ne pas se sentir minuscule. Même si les arbres étaient déplumés, Elayne aurait juré que des milliers d’yeux l’observaient, tapis derrière les troncs. Par association d’idées, elle repensa aux histoires qu’on lui racontait quand elle était petite. Des récits sur les brigands qui se réfugiaient dans le bois. Certains n’étaient pas si méchants que ça, alors que d’autres se révélaient aussi malveillants que des Suppôts.
De fait…, songea la jeune reine en se souvenant d’un de ces récits.
— Birgitte, dit-elle, n’as-tu pas un jour conduit hors de ce bois une bande de voleurs ?
La Championne fit la grimace.
— J’espérais que tu n’avais jamais entendu cette histoire…
— Vous veniez de détrousser la reine d’Aldeshar, accusa Elayne.
— Oui, mais toujours avec respect et politesse… Elayne, ce n’était pas une bonne reine. Beaucoup de gens doutaient de sa légitimité.
— C’est fréquent, avec les têtes couronnées…
— Voilà pourquoi j’ai agi. Enfin, je crois que c’était pour ça…
Elayne ne poussa pas plus loin la conversation. Birgitte détestait qu’on lui rappelle une triste vérité : ses souvenirs se ternissaient ou faiblissaient. Par moments, elle n’avait aucune réminiscence de ses vies passées. L’instant d’après, tout lui revenait – pour repartir ensuite…
Pour l’heure, la reine d’Andor conduisait l’unité qui, en théorie, infligerait le plus de dommages à l’ennemi.
Dans un crissement de feuilles mortes, une messagère au bord de l’apoplexie déboula du site de Voyage.
— Majesté, je viens de Caemlyn, dit-elle en s’inclinant sur sa selle. Le seigneur Aybara a engagé le combat contre les Trollocs, qui ne tarderont pas à le poursuivre.