Il fit bien attention à être avachi sur sa selle. « Garde la tête baissée » était un excellent conseil sur un champ de bataille et quand on entrait dans une ville où tout un chacun vous connaissait. Ici, pas question d’être Matrim Cauthon – à savoir le type qui avait laissé la reine ligotée – pour qu’un monstre l’assassine.
En fait, beaucoup de gens devaient le soupçonner d’être le tueur. Par la Lumière, il se serait soupçonné lui-même, pour un peu ! Beslan devait le détester, à présent. Et après une séparation, même courte, il préférait ne pas imaginer ce que Tuon pensait de lui.
Oui, tête baissée… et profil bas… Le temps de prendre la température de la ville… S’il arrivait un jour en première position de cette fichue queue. Qui avait jamais entendu parler d’une queue pour entrer dans une cité ?
Après une éternité, Mat se trouva devant un soldat mort d’ennui dont le visage évoquait irrésistiblement une vieille pelle – parce qu’il était à moitié couvert de poussière et parce qu’il n’aurait pas juré dans une cabane à outils.
Le type étudia Mat de la tête aux pieds.
— Tu as prêté les serments, voyageur ? demanda-t-il avec l’accent traînant du Seanchan.
De l’autre côté de la porte, un second soldat fit signe de passer à la première personne de la queue parallèle.
— Oui, bien sûr ! affirma Mat. Les serments au grand Empire du Seanchan et à l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Vois-tu, je suis un pauvre mercenaire itinérant, naguère lié à la maison Haak, du Murandy. Il y a deux ans, alors que je protégeais une petite fille trouvée dans la forêt Juvénile, j’ai perdu mon œil. Cette petite, je l’ai élevée comme la chair de ma chair, mais…
Le soldat fit signe à Mat d’avancer. À son expression, il n’avait pas écouté un traître mot des salades du jeune flambeur.
Celui-ci envisagea de s’incruster pour manifester sa désapprobation. De quel droit ces soldats forçaient-ils les gens à attendre des heures – largement de quoi inventer une histoire tordue – pour se permettre de ne pas les écouter ensuite ? Il y avait de quoi en avoir gros sur la patate. Mais pas quand on s’appelait Matrim Cauthon, un type toujours de bonne humeur et jamais vexé. Cela dit, à sa place, quelqu’un d’autre aurait pris la mouche.
Il avança, contrôlant son agacement. À présent, il ne lui restait plus qu’à rallier la bonne taverne. Hélas, celle de Setalle n’était plus un choix possible. Parce que…
Mat se pétrifia sur sa selle. Placide, Pépin continua à avancer lentement.
Le jeune flambeur venait d’accorder un regard au soldat qui contrôlait l’autre queue. C’était Petra, le colosse de la ménagerie de Valan Luca !
Mat détourna vite la tête et la baissa de plus belle. Puis il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Oui, c’était bien Petra. Impossible de confondre ces bras gros comme des branches et ce cou épais comme un tronc. S’il n’était pas bien grand, Petra semblait si large qu’une armée entière aurait pu se rafraîchir à son ombre. Pourquoi était-il de retour à Ebou Dar ? Et que fichait-il dans un uniforme seanchanien ?
Comme ils s’étaient toujours bien entendus, Mat envisagea d’aller le saluer, mais l’uniforme doucha son enthousiasme.
En tout cas, sa chance ne l’avait pas abandonné. S’il avait choisi l’autre file, se présentant devant Petra, adieu son anonymat.
Mat soupira de soulagement, mit pied à terre et guida Pépin par la bride. Dans des rues bondées, il ne voulait pas que son cheval bouscule quelqu’un. De plus, le pauvre équidé était assez chargé pour ressembler à une bête de bât – aux yeux d’un ignare en matière de chevaux. Enfin, un piéton se faisait moins remarquer qu’un cavalier.
Aurait-il dû commencer sa quête d’une taverne dans le Rahad ? Comme les parties de dés, les rumeurs étaient très faciles à dégotter dans ce quartier. C’était aussi le coin où on se retrouvait le plus aisément avec un couteau dans le ventre. À Ebou Dar, ça en disait long sur l’endroit. Dans le Rahad, les gens s’entre-tuaient aussi facilement qu’ils se saluaient le matin.
Mat abandonna l’idée d’y aller. Le quartier avait changé, ces derniers temps. Des soldats campaient à l’extérieur et y patrouillaient. À Ebou Dar, d’innombrables générations de dirigeants avaient laissé la bride sur le cou à ces bas-fonds. Mais les Seanchaniens n’étaient pas du genre à fermer les yeux sur des irrégularités…
Mat leur souhaita bonne chance. Jusque-là, le Rahad avait résisté à toutes les invasions. En fait, Rand aurait dû s’y planquer, au lieu de partir pour l’Ultime Bataille. Les Trollocs et les Suppôts seraient venus le chercher, bien entendu. En un clin d’œil, la faune du Rahad les aurait laissés raides morts dans les ruelles, les poches vides et leurs souliers vendus en douce pour arrondir les fins de mois.
Les couleurs tourbillonnant, Mat vit une image du Dragon en train de se raser. Mais il la chassa très vite.
Sans brusquer personne, il se fraya un chemin sur un pont qui enjambait un canal, un œil rivé sur ses sacoches de selle. Mais jusque-là, pas un seul coupe-bourse ne s’y était attaqué. Vu le nombre de patrouilles seanchaniennes à chaque coin de rue, il comprit aisément pourquoi.
En passant, il vit un type qui beuglait les nouvelles du jour, affirmant qu’il ajouterait des ragots de première en échange d’une petite pièce. Mat ne put s’empêcher de sourire. Quelle surprise que cette ville lui semble si familière – voire confortable ! En fait, il s’y était toujours senti bien.
D’accord, il avait marmonné des imprécations, à l’occasion, jurant qu’il donnerait cher pour en partir. Se montrer grognon n’étant pas le genre de Matrim Cauthon, ça remontait sans doute au moment où un fichu mur lui était tombé dessus. Mais l’un dans l’autre, s’avisa-t-il, son séjour à Ebou Dar avait été un des meilleurs moments de sa vie.
Des parties de cartes et de dés à foison ! Pensez un peu…
Et Tylin… Par le sang et les cendres, un jeu sacrément amusant, leur relation… Cette femme avait obtenu le meilleur de lui-même du début à la fin. Que la Lumière lui envoie des légions de femmes capables de ça – mais pas toutes en même temps, et toujours quand il savait où trouver la sortie de secours.
Tuon était de ce genre-là. En y réfléchissant bien, il n’aurait plus jamais besoin d’une autre. Pas étonnant, puisqu’elle était assez pénible pour occuper un type à plein temps…
Mat sourit et flatta l’encolure de Pépin, qui lui souffla sur la nuque en remerciement.
Bizarrement, à Ebou Dar, le jeune flambeur se sentait davantage chez lui qu’à Champ d’Emond. D’accord, les citadins étaient susceptibles, mais tous les gens avaient des défauts, non ? En réalité, après réflexion, Mat avait conclu que tous les bipèdes étaient susceptibles sur un sujet ou sur un autre. Les Frontaliers se montraient en plus déconcertants, et les Aiels n’avaient rien à leur envier – ça allait sans dire. Puis il y avait les Cairhieniens et leur étrange Grand Jeu, les Teariens et leur hiérarchie sociale ridicule, les Seanchaniens et leur… seanchanienité.
Bref, il fallait voir la vérité en face. Hors de Deux-Rivières – et d’Andor, dans une moindre mesure –, tous les humains étaient fous à lier. Un homme devait se faire à cette idée et se préparer en conséquence.
Mat continua son chemin, attentif à se montrer poli, histoire de ne pas se faire éventrer par un mauvais coucheur. Humant l’air chargé de délicieuses odeurs de cuisson, il finit par ne presque plus entendre le brouhaha incessant de la foule. Comme d’habitude, les citadins se baladaient dans leurs tenues de couleur vive. Était-ce pour ça que les Zingari avaient accouru, attirés comme des soldats par la cloche du rata ? Quoi qu’il en soit, les femmes portaient des corsets aux lacets serrés qui dévoilaient généreusement leurs appas. Sous leurs jupes dont elles relevaient un pan, de jolis jupons brillaient de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Une mode que Mat n’avait jamais comprise. Pourquoi porter des couleurs sous du blanc, du gris ou du noir ? Et pourquoi les exposer ainsi, puisqu’on était parti sur l’idée de les cacher ?