— Non, répondit Jame après une longue hésitation. Je suis récemment arrivé de ce côté de l’océan.
— Dans ce cas, c’est logique, oui…
Kathana lui ayant servi une chope, il essaya la bière et la trouva acceptable – surtout avec le mauvais goût qu’avaient presque toutes les boissons, ces derniers temps. Mais il ne fallait pas exagérer non plus, ce n’était pas un nectar.
S’approchant des joueurs de dés, Kathana leur annonça qu’ils devaient manger, parce qu’ils étaient pâlichons. Par quel miracle Jame ne pesait-il pas autant que deux chevaux de labour ?
Mais la tavernière était bavarde, et ça, c’était du pain bénit pour le jeune flambeur.
— On dirait qu’il y a beaucoup moins de duels qu’avant, fit-il quand Kathana passa devant lui.
— C’est à cause d’une loi seanchanienne promulguée par la nouvelle Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Elle n’a pas interdit les duels, et c’est une très bonne chose. Les gens d’ici ne se soulèvent pas sous prétexte qu’on les a conquis – une peccadille –, mais si on les privait de leurs duels… Bon, pour faire bref, chaque affrontement doit être supervisé par un agent du gouvernement. Pas moyen de s’étriper avant d’avoir répondu à une centaine de questions et payé une taxe. Ça nous a gâché presque tout le plaisir…
— Mais ça a sauvé des vies, dit Jame. Deux types peuvent toujours s’égorger s’ils y tiennent. La loi leur impose seulement de se calmer et de réfléchir…
— Les duels n’ont rien à voir avec la réflexion, dit Kathana. Cela précisé, aujourd’hui, je n’ai plus à avoir peur que quelqu’un taillade ta jolie trogne.
Jame grogna et posa une main sur son épée. La poignée, s’avisa Mat, arborait des hérons. La lame aussi ? Eh bien, tant qu’elle restait au fourreau, c’était impossible à dire.
Avant que le jeune flambeur ait pu poser sa question suivante, Kathana s’éloigna pour enguirlander des types qui avaient renversé de la bière sur une table. Cette femme semblait avoir du mal à tenir en place…
— Comment est le temps, au nord ? demanda Jame sans regarder Mat.
— Triste et morne, comme partout ailleurs.
— On dit que c’est l’Ultime Bataille.
— Exact.
— Dans ce cas, ce n’est pas un bon moment pour se mêler de politique, pas vrai ?
— Sacrément bien vu, oui. Les gens devraient cesser leurs jeux idiots et jeter un coup d’œil au ciel.
Jame dévisagea enfin Mat.
— Une profonde vérité. Tu devrais suivre tes propres conseils…
Par la Lumière ! Il me prend pour un espion…
— Ce n’est pas moi qui décide… Parfois, les gens n’entendent que ce qui les intéresse.
Mat prit une autre bouchée de viande – un relatif délice. En manger, aujourd’hui, revenait souvent à aller danser dans un bal uniquement fréquenté par des filles peu gâtées par la nature. Ce porc comptait parmi le meilleur du pire qu’il avait eu la malchance de goûter, ces derniers temps.
— Un sage doit simplement apprendre la vérité, dit Jame.
— Pour ça, il faut d’abord la trouver. C’est plus difficile qu’on le pense.
Dans le dos des deux hommes, Kathana ricana.
— La vérité est un sujet dont les hommes parlent dans les tavernes, quand ils sont trop soûls pour se rappeler leur nom. En d’autres termes, elle n’est pas de bonne compagnie, voyageur. À ta place, je ne miserais pas ma chemise sur elle, mon gars.
— Je me nomme Mandevwin, fit Mat.
— C’est ça, oui, lâcha Kathana. (Elle étudia le jeune flambeur.) Personne ne t’a dit que tu devrais porter un chapeau ? C’est très seyant, sur un borgne.
— Sans blague ? En plus de gaver les hommes comme des oies, tu leur donnes des conseils sur la mode ?
Avec son torchon, Kathana tapa sur la nuque de Mat.
— Mange et tais-toi !
— Mon gars, fit Jame, je sais qui tu es et pourquoi tu viens ici. Ton faux bandage sur l’œil ne m’abuse pas. Tu as des couteaux de lancer dans tes manches, en plus des six que je compte à ta ceinture. Or, je n’ai jamais rencontré un borgne capable de viser correctement. Elle n’est pas une cible aussi facile que les étrangers le croient. De toute façon, tu n’entreras jamais au palais – sans même parler de sa garde rapprochée. Va plutôt te chercher un travail honnête, mon gars…
Mat en resta bouche bée. Cet homme le prenait pour un tueur ? Sans hésiter, il saisit son bandage et le souleva, exposant son orbite vide.
Jame en resta à son tour muet.
— Des assassins en ont après Tuon ?
Un nouveau coup de torchon s’abattit sur la nuque de Mat.
— Ne dis pas son nom comme ça !
Sans regarder, Mat lança une main dans son dos et saisit au vol le fichu chiffon. Avec son œil unique, il soutint le regard de Jame.
— Des assassins en ont après Tuon ?
Le mari de Kathana acquiesça.
— Pour l’essentiel, des étrangers qui ne savent rien sur la… vérité. Plusieurs sont passés par cette taverne. Un seul a claironné ses intentions. J’ai fait en sorte que son sang rougisse le sol d’un site de duel.
— Dans ce cas, je te considère comme un ami, dit Mat.
Il se leva, sortit son chapeau de son sac et le vissa sur sa tête.
— Qui tire les ficelles ? Qui fait venir ces tueurs en mettant une prime sur la tête de Tuon ?
Kathana étudia le chapeau de Mat et hocha la tête, satisfaite. Puis elle plissa les yeux pour mieux dévisager son client.
— Ce n’est pas ce que tu penses, dit Jame. Cet homme n’engage pas les meilleurs tueurs. Ce sont des étrangers. Donc, ils ne sont pas censés réussir.
— Je me fiche de leurs chances de succès ! Qui les engage ?
— Il est trop important pour que tu…
— Qui ? répéta Mat.
— Le général Lunal Galgan, répondit Jame. Le commandant en chef de l’armée seanchanienne. J’ai du mal à te cerner, mon gars. Es-tu un tueur ou quelqu’un qui les traque ?
— Je n’ai rien d’un fichu assassin ! fit Mat en tirant sur le bord de son chapeau pour l’incliner. (Il saisit son sac.) Je n’ai jamais tué un homme sans qu’il exige que je le fasse avec assez d’insistance pour que je juge impoli de ne pas accéder à sa requête. Si je t’embroche, l’ami, tu sauras pourquoi et tu verras venir le coup. Je peux te le promettre.
— Jame, siffla Kathana, c’est lui !
— Quoi, encore ? grogna l’homme alors que Mat passait devant lui, sa lance empaquetée sur l’épaule.
— L’homme que tous les gardes cherchent ! s’écria Kathana. Étranger, tous les soldats d’Ebou Dar ont mission de te repérer. Comment as-tu pu passer les portes ?
— Un coup de chance, lâcha Mat avant de sortir de la taverne.
— Qu’attends-tu donc ? demanda Moiraine.
Rand se tourna vers l’Aes Sedai. Sous la tente de commandement de Lan, au Shienar, le Dragon sentait la fumée des champs incendiés. L’œuvre des troupes de Lan et d’Agelmar, tandis qu’elles battaient en retraite.
La politique de la terre brûlée. Une tactique désespérée, mais excellente. Du genre « tout pour le tout » que Lews Therin et ses compagnons de l’Âge des Légendes hésitaient à mettre en application, en tout cas au début. Ce qui leur avait coûté très cher.
Les Frontaliers n’avaient pas ce genre de timidité…
— Pourquoi sommes-nous ici ? demanda Moiraine en approchant de Rand.
Pour ne pas signaler la présence du Dragon, deux Promises gardaient la tente de l’intérieur.
— Tu devrais déjà être au mont Shayol Ghul. C’est ta destinée, Rand al’Thor. Pas ces escarmouches…
— Mes amis meurent ici.
— Je te croyais au-delà de telles faiblesses.
— La compassion n’est pas une faiblesse.
— Vraiment ? Et si elle te pousse à épargner un ennemi qui en profitera pour te tuer plus tard ? Que dis-tu de ça ?