— Depuis quand ça t’arrête ? s’esclaffa Rand.
Lanfear sembla réfléchir à la question. Sur un point, elle ne mentait pas : son incarcération l’inquiétait. Naguère, elle aurait ri de la proposition de Rand. Mais comme ils étaient dans un lieu qu’il contrôlait, à l’évidence, si elle acceptait, il pourrait plonger dans son esprit et le décortiquer.
— Je…, commença-t-elle.
Rand avança jusqu’à la lisière invisible de la prison. Ce tremblement, dans la voix de Mierin… Ce n’était pas un jeu ou une ruse. La première émotion sincère qu’il sentait chez elle.
Par la Lumière ! Elle va le faire pour de bon ?
— Je ne peux pas, Rand. Je ne peux pas…
Rand expira à fond. Puis il s’avisa que sa main tremblait. Si près… Si près de la Lumière, comme un félin sauvage dans la nuit qui rôde autour d’une étable éclairée par des torches.
Rand découvrit qu’il était furieux – plus encore qu’avant. Elle faisait toujours ça ! Manquer basculer du bon côté, mais finir par choisir son propre chemin…
— J’en ai fini avec toi, Mierin, dit Rand. (Il se détourna et sortit de la salle.) Pour toujours.
— Tu m’as mal comprise ! cria Lanfear. Tu m’as toujours mal comprise ! Montrerais-tu ton esprit à quelqu’un de cette façon-là ? Moi, j’en suis incapable, après avoir été si souvent giflée par ceux en qui j’aurais dû avoir confiance. Trahie par les gens qui étaient censés m’aimer.
Rand se retourna.
— Et tu m’en rends responsable ?
Lanfear ne détourna pas les yeux. Elle resta assise, bien droite, comme si sa prison était un trône.
— Tu te souviens de tout ça ainsi, pas vrai ? fit Rand. Tu crois que je t’ai trahie pour elle ?
— Tu prétendais m’aimer.
— Non, je n’ai jamais dit ça ! Jamais ! Je n’aurais pas pu, car j’ignorais ce qu’était l’amour. Des siècles de vie, et je ne l’avais pas découvert – avant de la rencontrer.
Rand hésita, puis il continua, sa voix si basse qu’elle ne se répercutait même pas dans la caverne.
— Toi, tu ne l’as jamais connu, pas vrai ? Bien entendu que non… Qui aurais-tu pu aimer ? Pour ton cœur, seul compte le pouvoir que tu convoites. En toi, il n’y a plus de place pour autre chose.
Rand lâcha la bonde à ses sentiments.
Oui, il la lâcha comme Lews Therin n’avait jamais pu le faire. Même après avoir découvert Ilyena – et compris comment Lanfear l’avait manipulé –, il s’en était tenu au mépris et à la haine.
« Tu espères m’inspirer de la pitié ? » avait-il demandé un peu plus tôt.
Eh bien, c’était ce qu’il éprouvait, à présent. De la pitié pour une femme qui n’avait jamais connu l’amour et qui ne se permettrait jamais d’en éprouver. De la pitié pour quelqu’un qui ne pouvait pas choisir un autre camp que le sien – son petit intérêt égoïste.
— Je…, commença-t-elle.
Rand leva la main. Puis il s’ouvrit à elle. Ses intentions, ses pensées, sa personnalité – tout se matérialisa comme un vortex de couleurs, d’émotions et de puissance qui tournait autour de lui.
Devant ce spectacle, Lanfear écarquilla les yeux.
En cet instant, Rand ne pouvait rien lui cacher. Elle vit ses motivations, ses désirs, ses ambitions pour l’humanité. Ses intentions, aussi : aller au mont Shayol Ghul pour tuer le Ténébreux. Histoire de laisser derrière lui un monde meilleur que la fois précédente…
Révéler tout ça ne l’inquiétait pas. Puisqu’il avait touché le Vrai Pouvoir, le Ténébreux savait tout de lui. Dans ce qu’il dévoilait, il n’y avait rien de surprenant. Enfin, rien qui aurait dû le paraître.
Lanfear en fut pourtant stupéfiée. Bouche bée, elle vit la vérité : au plus profond du Dragon, ce n’était pas Lews Therin le noyau, mais le berger élevé par Tam.
Ses souvenirs et ses sentiments révélés, la vie de Rand se déroula devant Mierin.
Pour finir, il lui montra son amour pour Ilyena – comme un merveilleux objet en cristal posé sur une étagère pour être admiré. Puis son amour pour Min, pour Aviendha et pour Elayne. Un immense feu de joie qui réchauffe, qui réconforte et qui sublime la passion…
Pas une trace d’amour pour Lanfear dans tout ce qu’il dévoilait. Comme il avait aussi éradiqué le dégoût qu’elle inspirait à Lews Therin, elle ne représentait plus rien pour lui.
La Rejetée poussa un petit cri.
Autour de Rand, le vortex se dissipa.
— Je suis navré, dit-il. Mais j’étais sincère : j’en ai vraiment fini avec toi, Mierin. Garde la tête baissée pendant la tempête qui arrive. Si je gagne, tu n’auras plus de raison d’avoir peur pour ton âme. Car il ne restera personne pour te tourmenter.
Rand se détourna de nouveau. Cette fois, il s’en fut, laissant Lanfear sans voix.
Le soir, dans le bois de Braem, était immanquablement accompagné par l’odeur des feux et les grognements des hommes qui s’endormaient péniblement, leur épée à portée de la main. Sans oublier une fraîcheur peu naturelle pour l’été…
Perrin sillonnait le camp, passant entre les hommes qui étaient sous ses ordres. Ici, les combats avaient été terribles. Ses gars malmenaient les Trollocs, mais il semblait y en avoir toujours plus pour remplacer les morts.
Après s’être assuré que ses soldats avaient été bien nourris, que la garde était en place et que tout le monde savait que faire en cas d’attaque nocturne de l’engeance du démon, le jeune seigneur se mit en quête des Aiels. Des Matriarches, surtout. Même si la majorité s’apprêtait à accompagner Rand au mont Shayol Ghul – à cette heure, elles attendaient les ordres du Dragon –, quelques-unes avaient choisi de rester avec lui. Edarra était du lot…
Comme les autres Matriarches « loyales » à Perrin, elle n’obéissait pas à ses ordres. Mais à l’instar de Gaul, elle restait à ses côtés alors que ses collègues choisissaient un autre chemin. Et elles étaient plusieurs à agir ainsi…
Perrin ne leur avait jamais demandé pourquoi. Parce qu’il se fichait de le savoir. Les avoir près de lui était un précieux avantage, et il en concevait de la gratitude.
Les sentinelles le laissèrent entrer dans le camp. Très vite, il trouva Edarra assise près d’un feu entouré de pierres afin d’empêcher que des étincelles s’envolent. Avec la sécheresse omniprésente, la végétation, ici, pouvait s’embraser plus facilement qu’une grange remplie de paille.
La Matriarche regarda Perrin alors qu’il s’installait à côté d’elle. Si elle paraissait jeune, cette Aielle diffusait une odeur pleine de patience, d’ouverture d’esprit et de sérénité. La sagesse, en quelque sorte…
Sans demander au jeune seigneur pourquoi il voulait la voir, elle attendit qu’il prenne la parole.
— Tu sais marcher dans les rêves ? demanda-t-il.
Edarra le dévisagea à la lueur des flammes. Cette question, devina Perrin, n’était pas celle qu’elle attendait d’un homme – surtout d’un habitant des terres mouillées.
Du coup, il fut surpris de l’entendre répondre :
— Non.
— Mais sais-tu des choses sur ce sujet ?
— Un peu, oui…
— Je veux savoir comment entrer dans le Monde des Rêves. Pas en esprit, pendant mon sommeil, mais en chair et en os. Tu crois que c’est possible ?
Edarra prit une grande inspiration.
— N’y pense même pas, Perrin Aybara. C’est… maléfique.
Le jeune seigneur fronça les sourcils. Dans le rêve des loups – Tel’aran’rhiod, en réalité –, la force était une question délicate. Plus violemment il y faisait intrusion, plus solidement il y était présent, trouvant alors facile de modifier des choses. En d’autres termes, de manipuler cet univers.
Mais il y avait un danger. S’il s’y prenait trop brusquement, il risquait de se couper de son corps endormi, dans le monde réel.