Apparemment, Tueur ne s’en souciait pas. Dans le rêve, il était puissant – trop pour ne pas y être présent physiquement. Perrin l’aurait juré.
Tueur, notre combat ne finira pas tant que tu ne seras pas devenu la proie. Chasseur de loups, je t’éliminerai.
— Malgré les honneurs dont tu es couvert, dit Edarra, tu restes un enfant sur bien des points.
Sans que ça le ravisse pour autant, Perrin avait pris l’habitude que des femmes qui semblaient à peine plus âgées que lui le sermonnent sur ce ton.
— Aucune personne capable de marcher dans les rêves ne t’enseignera ça. C’est le mal à l’état pur.
— Pourquoi ?
— Parce que entrer en chair et en os dans le Monde des Rêves te prive d’une partie de ce qui te rend humain. Mais il y a pire. Si tu meurs dans ces conditions, tu risques d’être parti pour l’éternité. Pas de renaissance, Perrin Aybara. Le fil que tu es dans la Trame peut disparaître. Veux-tu être détruit ? Ce n’est pas un risque à prendre.
— Les serviteurs des Ténèbres le font, Edarra. Ils acceptent le danger afin de dominer le monde. Pour les arrêter, nous devons les imiter.
La Matriarche siffla entre ses dents et secoua la tête.
— Ne te coupe pas un pied de peur qu’un serpent le morde, Perrin Aybara. Parce que tu crains quelque chose qui semble pire, ne commets pas une erreur fatale. Voilà tout ce que j’ai à dire sur le sujet.
La Matriarche se leva et laissa Perrin seul devant le feu.
13
Ce qui doit être fait
L’armée se divisa et continua son chemin en direction des collines, dans le sud-ouest du Kandor, où elle affronterait bientôt la déferlante ennemie.
Egwene avançait à la tête de plus d’une centaine d’Aes Sedai, la majorité appartenant à l’Ajah Vert. Les ajouts tactiques de Bryne se révélaient très efficaces. Pour briser une charge, il avait mieux que des archers. Idem quand il s’agissait de frapper l’ennemi.
Eh bien, il allait y recourir.
Deux autres unités d’Aes Sedai, plus modestes, progressaient sur les flancs de l’armée. Jadis verdoyantes, les collines jaune et marron donnaient l’impression d’avoir été carbonisées par le soleil.
Egwene tenta de voir les choses du bon côté. Au moins, le sol serait régulier et, malgré les éclairs, il semblait très improbable qu’il pleuve.
La horde de Trollocs s’étendait d’une extrémité de l’horizon à l’autre. Si énorme que fût l’armée de la Tour Blanche, elle en paraissait minuscule. Par bonheur, Egwene bénéficiait d’un mince avantage : les Trollocs n’avaient qu’une idée en tête, continuer à aller de l’avant.
Dès qu’elles n’avançaient pas en permanence, les armées de monstres se débandaient. Les créatures se disputaient, oubliant le ravitaillement, et se retrouvaient le ventre vide avant d’avoir pu dire « ouf ».
Sur leur chemin, l’armée de la Tour Blanche était une sorte de barrière. Et un appât. Les Créatures des Ténèbres ne pouvaient pas se permettre de laisser une telle force dans la nature. Le sachant, Egwene les attirerait sur le terrain qu’elle avait choisi.
Les Aes Sedai atteignirent le front. Pour punir les Trollocs dès qu’ils révélaient une faiblesse, Bryne avait divisé ses forces en une série d’unités rapides capables de frapper dès qu’une ouverture se présentait.
La configuration offensive des troupes de Bryne perturbait les monstres. Au moins, c’était à ça qu’Egwene attribuait leurs mouvements frénétiques. D’habitude, ils n’avaient pas à s’inquiéter d’être sur la défensive. Ils attaquaient et les humains résistaient. À eux de s’inquiéter. De toute façon, ils n’étaient que du bétail.
Ayant atteint le sommet d’une petite colline, Egwene sonda la plaine, au Kandor, où se massaient les Trollocs. Lentement, ses Aes Sedai vinrent la flanquer, formant une longue ligne de cavalières. Derrière, les soldats semblaient dubitatifs. Tous savaient qu’il s’agissait de sœurs, et aucun homme sensé n’était à l’aise avec ces femmes-là.
De l’étui de cuir accroché à sa ceinture, Egwene sortit un long objet très blanc assez fin. Le sa’angreal de Vora – une baguette cannelée. Dans sa main, l’artefact semblait à la fois familier et… confortable. Même si elle ne l’avait utilisé qu’une fois, il lui semblait que ce sa’angreal lui appartenait – ou peut-être bien le contraire. Voire les deux. Pendant la bataille contre les Seanchaniens, il avait été son arme majeure. Pour la première fois, elle comprit pourquoi certains soldats disaient ne faire qu’un avec leur épée.
L’aura du Pouvoir enveloppa toutes les cavalières, comme si on allumait une très longue rangée de bougies. S’unissant à la Source, Egwene sentit le saidar déferler en elle, la submerger et lui ouvrir les yeux. Le monde lui parut plus doux, l’odeur de l’huile des cuirasses et de l’herbe piétinée gagnant en intensité.
Sous l’influence du saidar, Egwene réussissait à voir les vestiges de couleurs que les Ténèbres entendaient dissimuler aux humains. L’herbe, par exemple, n’était pas jaunie partout, des touffes vertes s’accrochant à la vie de-ci de-là. Au milieu, des campagnols s’ébattaient, elle voyait les ondulations qui se propageaient dans la végétation. Dévorant les racines sèches, ces rongeurs aussi s’accrochaient à la vie.
Avec un grand sourire, Egwene canalisa le Pouvoir, le propulsant dans la baguette. Au cœur de ce torrent, elle eut le sentiment de chevaucher une vague de force et d’énergie. Sur son vaisseau solitaire, elle embrassait le vent.
Les Trollocs se décidèrent enfin à charger. Rugissante, une marée puante d’armes, de dents et d’yeux trop humains déferla sur les Aes Sedai. Sans doute parce que des Myrddraals, les ayant identifiés, voulaient saisir l’occasion de les éliminer.
Les autres femmes attendirent le signal d’Egwene. En ce jour, elles ne formaient pas un cercle, car ça s’avérait surtout utile pour générer un unique flux géant de Pouvoir. Là, ce n’était pas l’objectif. La précision ne comptant pas, le but était de détruire.
Quand les monstres furent à mi-chemin des collines, Egwene lança son offensive. Depuis toujours, elle était inhabituellement puissante dès qu’il s’agissait de tisser de la Terre. Du coup, elle commença par des flux très simples et hautement dévastateurs. Envoyant ses tissages dans le sol, sous les pieds des Trollocs, elle le fit se soulever comme un cheval qui se cabre. Avec l’aide du sa’angreal de Vora, l’opération se révéla aussi facile que de jeter une poignée de cailloux en l’air.
À ce signal, toutes les sœurs tissèrent le saidar. Des flux de Feu, de Terre et d’Air fondirent sur les Trollocs, les renversant comme des quilles ou les forçant à se percuter les uns les autres.
Ceux qu’Egwene avait propulsés dans les airs retombèrent lourdement, la plupart ayant perdu un bras ou une jambe. Tandis que leurs os se brisaient, ils hurlèrent de douleur quand des congénères s’écrasèrent sur eux.
Egwene laissa le deuxième rang piétiner le premier, puis elle frappa de nouveau – cette fois, en ne se concentrant pas sur la terre, mais sur le métal.
Celui des armures, des armes, des bracelets de force… Ainsi, elle fit exploser des haches, des épées, des cottes de mailles et des plastrons. Des éclats de métal jaillirent dans tous les sens, semant eux aussi la mort. Les Trollocs des rangs suivants tentèrent de s’arrêter pour échapper au massacre, mais ceux qui couraient sur leurs talons les poussèrent en avant – vers la zone mortelle où ils les piétineraient une fois qu’ils seraient au sol.