Egwene déchiqueta également ces rangs-là avec des éclats de métal. C’était plus difficile que d’éventrer la terre, mais ça alarmait moins les Trollocs suivants, qui lui offraient de nouvelles victimes sans vraiment comprendre ce qu’ils faisaient.
Ensuite, la Chaire d’Amyrlin recommença à soulever le sol. Cette façon d’expédier des tissages presque primaux – la puissance sous sa forme la plus brute – avait quelque chose de revigorant. Alors qu’elle mutilait, détruisait et étripait l’ennemi, elle eut le sentiment de ne plus faire qu’un avec le monde. Et qu’elle accomplissait enfin ce qu’il attendait depuis longtemps, sans savoir qui accéderait à son désir. La Flétrissure et les Créatures des Ténèbres qu’elle générait étaient un cancer. Ou une infection. Tel un phare d’où jaillissaient la justice et la mort, Egwene, sublimée par le Pouvoir, devenait la flamme qui cautériserait les plaies et guérirait la terre blessée.
Acharnés, les Trollocs tentèrent de forcer ce tir de barrage. Tout ce qu’ils réussirent à faire fut de s’offrir par milliers au courroux de la Tour Blanche. Se déchaînant sur les monstres, les sœurs vertes se montraient à la hauteur de leur réputation martiale. Mais les autres Ajah ne s’en sortaient pas si mal que ça non plus…
Le sol trembla et le vent charria les cris des agonisants.
Des corps déchiquetés, de la chair brûlée… Dans les premiers rangs de soldats, plus d’un vomit tripes et boyaux à ce spectacle.
Inlassables, les Aes Sedai continuèrent à massacrer les flots de Trollocs. Comme on le leur avait ordonné, des sœurs spécialement sélectionnées cherchèrent à toucher des Myrddraals. Egwene en abattit un elle-même, faisant sauter de ses épaules sa tête sans yeux.
Avec chaque Blafard mort, des dizaines de Trollocs s’écroulaient comme des marionnettes dont on aurait coupé les fils.
Egwene exécuta une attaque double. D’abord un tissage de Terre, afin de soulever le sol, puis un poing d’Air percutant les corps, histoire qu’ils volent en arrière et s’écrasent sur les rangs de derrière.
Creusant des cratères dans la terre et faisant exploser les pierres, Egwene déchiqueta des Trollocs pendant ce qui lui sembla une petite éternité.
Soudain, les monstres se débandèrent malgré les cris et les fouets des Myrddraals.
Un peu engourdie, Egwene prit une grande inspiration puis recommença à viser les Blafards. Finalement, démoralisés, eux aussi s’enfuirent.
Plus très stable sur sa selle, Egwene baissa son sa’angreal. Combien de temps s’était-il écoulé ? Elle n’aurait su le dire.
Les yeux ronds, les soldats regardaient le massacre. Aujourd’hui, ils n’auraient pas besoin de verser leur sang.
— C’était… incroyable ! fit Gawyn, son cheval s’arrêtant à côté de celui d’Egwene. Comme un siège, quand on essaie d’appuyer des échelles contre un mur d’enceinte. Sauf qu’il n’y avait ni mur ni échelles…
— Ils reviendront, fit Egwene, très lasse. Nous avons tué un infime pourcentage de ces monstres.
Le lendemain, ou dans deux jours, les Trollocs retenteraient leur chance. En recourant à une autre tactique, peut-être. Un assaut par vagues distinctes, pour compliquer la tâche des Aes Sedai, véritables expertes des éliminations en masse.
— Nous les avons pris par surprise, dit Egwene. Ils seront plus forts, la prochaine fois. Mais pour aujourd’hui, mission accomplie. Nous avons tenu.
— Tenu ? répéta Gawyn. Egwene, vous leur avez botté les fesses ! Je ne crois pas avoir déjà vu une armée prendre une telle raclée.
Les soldats partageaient à l’évidence l’enthousiasme de Gawyn. Levant leurs armes, ils lancèrent des vivats. Malgré sa fatigue, Egwene remit son sa’angreal dans l’étui de cuir. Sur ses flancs, d’autres sœurs baissèrent des figurines, des bracelets, des broches, des bagues ou des tiges. Vidant la salle des trésors de la Tour Blanche de tous ses sa’angreal et angreal – ce qui ne faisait pas beaucoup –, Egwene les avait fait distribuer aux sœurs qui participeraient à la bataille. Le soir, on les récupérerait pour les remettre aux Aes Sedai chargées de guérir les combattants.
Les Aes Sedai firent volter leurs montures et s’en retournèrent auprès des soldats, toujours occupés à les acclamer. Hélas, cette joie ne durerait pas, et le temps des larmes viendrait vite. Sauf à mourir de fatigue, les sœurs ne pourraient pas livrer toutes les batailles.
Pour l’heure, cependant, Egwene se réjouit de voir les hommes laisser libre cours à leur joie. La victoire, il fallait l’avouer, méritait qu’on la célèbre. Car elle n’avait pas coûté une goutte de sang.
— Le seigneur Dragon et ses éclaireurs sont en reconnaissance au mont Shayol Ghul, annonça Bashere en désignant une des cartes d’état-major. Au Kandor et au Shienar, notre résistance force les Ténèbres à engager de plus en plus de troupes. Bientôt, les Terres Dévastées seront presque désertes, à l’exception d’un maigre contingent de défenseurs. Alors, le Dragon pourra frapper plus aisément.
Elayne acquiesça. Dans un coin de son esprit, elle sentait Rand, et il s’inquiétait au sujet de quelque chose. À cette distance, elle ne pouvait pas en savoir plus. De temps en temps, il venait la voir dans son camp du bois de Braem, mais pour l’heure, il était sur un autre champ de bataille.
— Au Kandor, continua Bashere, la Chaire d’Amyrlin devrait pouvoir tenir, vu le nombre de sœurs qui l’accompagnent. Pour elle, je n’ai pas d’inquiétude.
— C’est différent avec les Frontaliers, pas vrai ? avança Elayne.
— Oui. Ils ont dû abandonner la brèche de Tarwin.
— J’aurais préféré qu’ils tiennent, mais ils ont été submergés. On n’y peut rien, à part leur envoyer de l’aide, si c’est possible.
Bashere approuva du chef.
— S’il avait plus d’Aes Sedai ou d’Asha’man, dit-il, le seigneur Mandragoran pourrait renverser la situation.
Certes, mais où trouver des sœurs ou des hommes en noir ? Elayne avait envoyé à Lan quelques Aes Sedai d’Egwene pour l’aider à amorcer son repli, et ça l’avait bien aidé. Mais si Rand lui-même était incapable d’affronter les Seigneurs de la Terreur sur ce terrain-là…
— Le seigneur Agelmar saura que faire, dit Elayne. Si la Lumière le veut bien, il sera capable d’attirer les Trollocs loin des zones les plus peuplées.
— Un repli de ce genre, dit Bashere, en réalité presque une débâcle, ne permet en principe pas d’orienter le cours d’une bataille.
Le Maréchal du Saldaea désigna la carte du Shienar.
Elayne l’étudia attentivement. La trajectoire des Trollocs n’éviterait pas les zones peuplées. Fal Dara, Mos Shirare, Fal Moran… Et face aux Seigneurs de la Terreur, les fortifications des villes seraient inutiles.
— Qu’on contacte Lan et les seigneurs du Shienar, dit Elayne. Fal Dara et Ankor Dail doivent être brûlées – tout comme Fal Moran et les villages tels que Medo. On procède déjà ainsi avec les fermes vides. Il faut évacuer les autres villes et envoyer les civils à Tar Valon.
— C’est désolant, dit Bashere. Mais c’est ce qui doit être fait, pas vrai ?
— Oui, confirma Elayne.
Par la Lumière, quel bazar !
Tu t’attendais à quoi ? Une partie de campagne ?
Des bruits de pas annoncèrent l’arrivée de Talmanes avec un de ses officiers. Le Cairhienien semblait épuisé – comme tout le monde. Une semaine de combats, c’était peu, mais l’excitation du feu faiblissait déjà. À présent s’installait la cruelle routine de la guerre. Des journées à se battre ou à attendre de se battre, et des nuits à dormir l’épée au poing.
La position d’Elayne dans le bois – à quelque mille pas de celle du matin, mais la tactique de repli offensif l’obligeait à se déplacer sans cesse – était idéale. Trois cours d’eau faciles d’accès, assez de place pour dresser un grand camp et des arbres, au sommet de la colline, qui faisaient office de tours de guet. Quel dommage d’être obligé d’abandonner ce site au matin…