— Les Trollocs contrôlent toute la partie sud du bois, dit Bashere en lissant sa moustache. Comme ils évitent les clairières, notre cavalerie n’aura pas les coudées franches.
— Dans cette zone, ajouta Talmanes en entrant sous la tente, les dragons ne servent pratiquement à rien. Depuis que les Trollocs ne s’aventurent plus sur la route, nous ne leur faisons aucun mal. Dans la forêt, manœuvrer les dragons est un vrai casse-tête. Et quand on peut tirer, on abat plus d’arbres que de Créatures des Ténèbres.
— Et ce dont parlait Aludra… ces projectiles particuliers ?
— Les « dents de dragon » et non les « œufs » ? demanda Talmanes. Au lieu d’une seule boule, l’arme tire de la ferraille. C’est plus efficace, j’en conviens. Mais j’estime toujours risqué d’exposer les dragons pour un résultat si douteux.
— Le bois de Braem nous a donné tout ce qu’il pouvait, dit Bashere. (Il déplaça quelques étendards sur ses cartes.) Nous avons réduit le nombre de Trollocs, mais les survivants sont devenus plus malins. Évitant les terrains découverts, ils essaient de nous encercler.
— Des suggestions ?
— Nous replier vers l’est.
— En direction du fleuve Erinin ? Si loin au nord, il n’y a pas de ponts, rappela Talmanes.
— Donc, fit Bashere, tu sais ce que je vais te demander… Dans ta Compagnie, tu as une unité du génie. Sous la protection des dragons, envoie-la construire des ponts flottants. Nous la suivrons de près. Le terrain découvert, là-bas, facilitera la tâche des dragons et de notre cavalerie. En outre, le fleuve ralentira les Trollocs – surtout quand nous aurons brûlé nos ponts derrière nous. Quelques dragons judicieusement placés feront un massacre. Nous continuerons vers l’est – la rivière Alguenya –, et recommencerons la manœuvre. Ensuite, nous serons sur le chemin du Cairhien. Là, nous foncerons vers le nord puis trouverons un terrain favorable où résister – j’ai déjà ma petite idée sur la question. Adossés au Cairhien, nous affronterons les Ténèbres.
— Tu ne crois pas sérieusement que nous devrons faire tant de chemin ? demanda Elayne.
Bashere sonda la carte, les yeux plissés comme s’il pouvait voir le terrain réel à travers le parchemin.
— Nous orientons cette bataille, dit-il, mais nous ne la contrôlons pas. À la manière d’un homme qui dresse un étalon, nous la chevauchons sans la diriger. Je ne saurais pas dire quand le cheval cessera de galoper. Je peux le faire changer de direction ou le forcer à traverser des buissons de ronces, mais l’arrêter, c’est impossible tant que des Trollocs continueront à déferler.
Elayne se rembrunit. Une retraite perpétuelle n’était pas dans ses intentions. Elle devait écraser l’ennemi le plus vite possible afin de répartir ses forces entre les armées de Lan et d’Egwene et d’enrayer l’invasion venue du nord.
C’était le seul moyen de vaincre. Et en cas de défaite, le duel entre Rand et le Ténébreux n’aurait plus aucune importance.
Un bazar, vraiment.
— D’accord pour ton plan, Bashere…
Son marteau sur l’épaule, Perrin écoutait le jeune messager en sueur qui lui transmettait les ordres d’Elayne. Derrière lui, une aimable brise faisait frémir les branches. Des Ogiers s’étaient battus dans ce secteur. Au début, Perrin avait craint qu’ils refusent de mettre en danger les arbres. Mais leur prestation… De sa vie, il n’avait jamais vu une sauvagerie pareille.
— Ces tactiques ne sont pas mauvaises, dit Tam, les yeux baissés sur la version écrite des consignes. La reine a un réel don pour la guerre.
Perrin fit signe au messager de se retirer. Le garçon passa devant Galad et d’autres officiers, qui conversaient non loin de là.
— Elle écoute attentivement ceux qui savent, dit Perrin, et elle n’y met pas son grain de sel.
— C’est ce que je voulais dire, mon garçon… Commander, ce n’est pas toujours indiquer aux gens ce qu’ils doivent faire. Parfois, c’est être capable de s’écarter du chemin de ceux qui savent ce qu’ils font.
— De sages paroles, Tam, fit Perrin en se tournant vers le nord. Je t’encourage à les mettre en application, puisque c’est toi le chef, à présent.
Dans la tête du jeune seigneur, les couleurs tourbillonnèrent et il vit Rand en grande conversation sur une saillie rocheuse qu’il ne reconnut pas. L’heure de l’invasion du mont Shayol Ghul avait presque sonné. L’appel était de plus en plus fort pour le mari de Faile. Bientôt, le Dragon aurait besoin de lui.
— Perrin, demanda Tam, que signifient ces sornettes au sujet du commandement ?
— Tu vas diriger nos forces, Tam. Désormais, nos hommes travaillent ensemble. Laisse-toi assister par Arganda, Gallenne et Galad.
Non loin de là, Grady maintenait ouvert un portail qui permettait aux blessés de rallier l’hôpital de campagne tenu par Berelain – parce que l’Ajah Jaune avait choisi de l’établir à Mayene. L’air qui soufflait du portail était agréablement chaud…
— J’ignore s’ils m’écouteront, Perrin. Je ne suis qu’un fermier…
— Ils t’écoutaient bien avant ta promotion…
— Quand nous traversions des terres hostiles, et tu n’étais jamais bien loin. Donc, sous ton autorité… Perrin, à te voir regarder le nord, j’ai l’impression que tu ne resteras plus très longtemps ici.
— Rand a besoin de moi. Que la Lumière me brûle, Tam ! Je déteste ça, mais je ne pourrai pas me battre ici, en Andor, avec toi et les autres. Quelqu’un doit veiller sur les arrières de Rand, et il se trouve que c’est moi. Je le sais d’instinct.
Tam acquiesça.
— Dans ce cas, allons voir Arganda et annonçons-lui qu’il est le nouveau chef de nos troupes. Ou Gallenne, si tu préfères. De toute façon, c’est la reine qui donne la plupart des ordres…
— Messires ! cria Perrin en se tournant vers les officiers qui conversaient.
Arganda et Gallenne se tournèrent vers le jeune seigneur. Galad les imita, comme les membres de la Garde du Loup.
Le jeune Bornhald regarda Perrin d’une drôle de façon. Ces derniers temps, il devenait de plus en plus… étrange. Veuille la Lumière que Galad ait pu le tenir éloigné de la gnôle.
— Messires, répéta Perrin, acceptez-vous l’autorité qui m’a été conférée par la couronne d’Andor ?
— Bien sûr, seigneur Yeux-Jaunes, répondit Arganda. N’est-ce pas déjà établi ?
— Dès cet instant, je fais de Tam al’Thor un seigneur, annonça Perrin. Et je le nomme Régent de Deux-Rivières au nom de son fils, le Dragon Réincarné. Il est investi de toute mon autorité, qui est en fait celle du Dragon. Si je ne survis pas à cette guerre, Tam me succédera.
Dans un silence plein de respect, les hommes hochèrent la tête et certains saluèrent Tam – lequel grogna si doucement que nul ne l’entendit, à part Perrin.
— Est-il trop tard pour t’envoyer devant le Cercle des Femmes ? demanda-t-il. Une bonne fessée et une semaine à porter de l’eau pour la veuve al’Thone te remettraient peut-être les idées en place.
— Désolé, Tam…, fit Perrin. Neald, essaie d’ouvrir un portail pour la Tour Noire.
Le jeune Asha’man se concentra.
— C’est toujours impossible, seigneur Yeux-Jaunes.
Perrin secoua la tête. Selon les rapports de Lan, des membres de la Tour Noire combattaient avec le Ténébreux. Quelque chose de terrible avait dû se passer dans le fief des Asha’man.
— Compris… Dans ce cas, retour au champ de Merrilor !
Neald se concentra de nouveau.