Rand sourit.
— Et pourtant, tu demandes quand même ?
— Les bonnes options sont épuisées, mon ami… Mieux vaut commettre un acte désespéré que ne rien faire du tout.
Rand ne répondit pas.
— Ensemble, nous avons parlé de la Tour Noire. Je sais qu’elle t’inquiète.
— Oui, je vais devoir y aller. Et pourtant, c’est de toute évidence un piège.
— Je crois savoir qui en est en partie responsable…, fit Perrin. Je dois vaincre quelqu’un, et ce sera impossible si je ne parviens pas à lutter à armes égales. Dans le rêve, je veux dire.
Rand hocha lentement la tête.
— La Roue tisse comme elle l’entend, mon ami. Nous allons devoir quitter les Terres Dévastées. Tu ne peux pas entrer dans le rêve à partir de…
Rand s’interrompit, puis il fit quelques gestes – un tissage, sans doute. À côté de lui, un portail s’ouvrit. Différent de ceux que Perrin avait vus, cependant.
— Je vois…, dit Rand. Les mondes s’attirent mutuellement. Ce qui était jadis séparé ne l’est plus. Ce portail te conduira dans le rêve. Mais prends garde, Perrin. Si tu meurs en y étant en chair et en os, ça aura des… conséquences. Tu risques de subir un sort pire que la mort, particulièrement en ce moment.
— Je sais… Il me faudra une issue de secours… Un de tes Asha’man pourrait-il ouvrir un portail comme celui-là une fois par jour, à l’aube ? Une issue de secours qui donnerait sur le site de Voyage du champ de Merrilor ?
— C’est dangereux, souffla Rand. Mais ça sera fait.
Perrin remercia son ami d’un signe de tête.
— Si la Lumière le veut, dit Rand, nous nous reverrons… (Il tendit la main à Perrin.) Garde un œil sur Mat. Pour être franc, je ne sais pas ce qu’il fera, mais j’ai le pressentiment que ce sera dangereux pour toutes les personnes impliquées.
— Il n’est pas comme nous, ironisa Perrin en serrant l’avant-bras de son ami. Toi et moi, on est bien plus faciles à garder sur les chemins les plus sûrs.
Rand eut un petit sourire.
— Que la Lumière t’abrite, Perrin Aybara.
— Toi aussi, Rand al’Thor.
Un moment perplexe, Perrin comprit ce qui se passait. Ils se disaient au revoir. Du coup, il donna l’accolade à Rand.
Puis il s’écarta du Dragon et lança à l’intention de Moiraine et de Nynaeve :
— Veillez sur lui, toutes les deux. C’est compris ?
— À présent, tu veux que je veille sur lui, Perrin Aybara ? fit Nynaeve, les poings sur les hanches. Il me semble que je n’ai jamais cessé un instant. Surtout, ne croyez pas que je ne vous aie pas entendus marmonner… Vous préparez un coup pendable, je parie.
— Comme d’habitude…, répondit Perrin en faisant un geste d’adieu à Thom. Gaul, tu es sûr de vouloir venir ?
— Certain, dit l’Aiel.
Détachant ses lances de son dos, il sonda le portail que Rand venait d’ouvrir.
Sans un mot de plus, les deux hommes, paquetage à l’épaule, entrèrent dans le Monde des Rêves.
14
Des doses de fourche-racine
— Lumière…, souffla Perrin quand il découvrit le paysage. Gaul, cet endroit se meurt.
Bouillonnant et sinistre, le ciel noir n’avait rien d’une nouveauté dans le Monde des Rêves. Mais la tempête qu’il annonçait depuis des mois avait fini par éclater. Soufflant dans tous les sens en même temps, les bourrasques n’obéissaient à aucune loi naturelle.
Perrin resserra les pans de son manteau puis renforça le vêtement en imaginant que les attaches qui le tenaient étaient indestructibles. Aussitôt, une petite bulle de calme l’enveloppa et dévia les assauts les plus furieux du vent. L’opération se révélait plus simple que le jeune seigneur l’aurait cru, comme s’il avait tenté de soulever un chêne pour le découvrir aussi léger qu’un sapin.
Sinon, le décor semblait moins réel que lors de ses précédentes visites. Désormais, les vents fous érodaient pour de bon les collines – qui s’aplatissaient à vue d’œil. À d’autres endroits, le sol se soulevait pour former des saillies verticales et de nouvelles buttes. Sans cesse, des mottes de terre jaillissaient dans les airs puis explosaient. Le monde onirique se désagrégeait.
Perrin posa une main sur l’épaule de Gaul. Emmenant l’Aiel, il se décala, car ils étaient trop près de Rand. De fait, quand ils se retrouvèrent dans une vaste plaine, au sud – celle où Perrin chassait avec Sauteur –, la tempête se révéla moins dévastatrice.
Les deux hommes cachèrent leurs paquetages bourrés d’eau et de vivres dans des broussailles. À dire vrai, Perrin ignorait s’ils auraient pu survivre avec l’eau et la nourriture disponibles dans le rêve, et il n’avait aucune intention de le découvrir. Avec eux, ils avaient de quoi tenir au moins une semaine. Sachant qu’un portail les attendrait chaque jour, le mari de Faile jugeait acceptables les risques que son ami et lui prenaient dans cette aventure.
Ici, l’univers onirique ne se désintégrait pas comme à proximité du mont Shayol Ghul. Cela dit, quand on regardait un point assez longtemps, on voyait que le vent emportait… Eh bien, tout ce qu’il pouvait : des graines desséchées, des fragments d’écorce, des amas de boue et des éclats de roche. Et cette « manne » volait en direction des nuages affamés qui l’engloutiraient.
Comme il était de rigueur dans le rêve des loups, quand on les regardait de nouveau, des éléments brisés ou détruits auraient dû redevenir entiers. Mais ce n’était plus le cas…
Perrin comprit ce qui se passait. Comme le monde réel, celui des rêves se consumait lentement. Ici, c’était simplement plus facile à voir.
Dans la plaine, les vents soufflaient, mais pas assez fort pour qu’il y ait besoin de les tenir en respect. On eût dit le genre de bourrasques qui succèdent à la pluie et aux éclairs, juste avant la véritable tempête. Les hérauts de la destruction à venir.
Son shoufa sur le visage, Gaul regardait autour de lui, l’air méfiant. Pour s’harmoniser avec l’herbe, ses vêtements arboraient une nuance d’ocre différente.
— Gaul, dit Perrin, ici, il faut être très prudent. Tes idées, même vagues, peuvent devenir réalité.
L’Aiel hocha la tête, hésita puis abaissa son voile.
— J’écouterai et suivrai tes instructions.
Perrin jugea encourageant que les vêtements de Gaul ne changent pas radicalement tandis qu’ils avançaient dans la prairie.
— Essaie de garder ton esprit vide, conseilla Perrin. Pas de pensées. Fie-toi à ton instinct et obéis-moi.
— Je chasserai comme un gara, fit Gaul. Mes lances sont à toi, Perrin Aybara.
Alors qu’il avançait, Perrin se demanda si Gaul, juste en y pensant, ne risquait pas de se décaler à des lieues de là. Cela dit, le monde onirique ne semblait pas avoir beaucoup d’effets sur lui. Dès qu’il était troublé, ses vêtements se modifiaient un peu et son masque se remettait en place tout seul, mais ça ne semblait pas aller plus loin.
— Bon, fit Perrin, je vais nous transférer à la Tour Noire. Notre proie, un homme appelé Tueur, est très dangereuse. Tu te souviens du seigneur Luc ?
— Le lopinginny ?
Perrin arqua un sourcil.
— Un oiseau de la Tierce-Terre, dit Gaul. Ton seigneur Luc, je ne l’ai pas vu souvent, mais il m’a paru du genre à brasser du vent alors que c’est en réalité un poltron.
— Une façade, fit Perrin. De toute façon, dans le rêve, il est différent. Nommé Tueur, c’est un prédateur très puissant qui traque les hommes et les loups. S’il décide de te tuer, il peut apparaître derrière toi en un clin d’œil et imaginer que tu es immobilisé par des lianes. Sans pouvoir te défendre, tu devras le regarder te trancher la gorge.