Quand Gaul et lui eurent atteint le village, Perrin désigna un très grand bâtiment. Doté de deux niveaux, il faisait penser à une auberge au solide toit de bois.
— Je vais te transférer là-haut, souffla Perrin. Prépare-toi à tirer avec ton arc. Et si tu vois quelqu’un m’attaquer dans le dos, crie pour me prévenir.
Gaul fit signe qu’il avait compris. Dès que Perrin les eut décalés tous les deux sur le toit, l’Aiel se mit en position près de la cheminée. Ses vêtements s’adaptant à la couleur des briques, il se fondit dans le décor, une flèche encochée. La portée n’aurait rien à voir avec celle des arcs de Deux-Rivières, mais dans ce cas de figure, ce n’était pas gênant.
Perrin sauta dans le vide et flotta lentement vers la fin de son bond, histoire de ne pas faire de bruit en atterrissant. Dès qu’il fut au sol, il se décala sur le flanc d’un bâtiment, juste devant lui. Puis il répéta l’opération pour se retrouver à l’angle de la dernière maison avant les fondations. Là, il regarda derrière lui. Très bien caché sur son toit, Gaul leva une main. Il avait suivi les évolutions de son ami.
À partir de là, Perrin décida de ramper – pas question de se décaler vers un endroit qu’il ne pouvait pas voir directement.
Une fois atteint le bord du premier trou des fondations, il baissa les yeux sur le sol. Le vent soufflait toujours, générant des colonnes de poussière et effaçant toutes les empreintes que quelqu’un aurait pu laisser.
Perrin se redressa à demi et entreprit de faire le tour des colossales fondations. Où était le centre exact du dôme ? Impossible à dire, dans un espace si vaste.
Trop concentré sur le chantier, Perrin manqua se jeter tête la première sur les sentinelles. Heureusement, des murmures l’alertèrent et il se décala aussitôt. Se matérialisant de l’autre côté des fondations, il se laissa tomber à genoux et fit apparaître entre ses mains un arc long de Deux-Rivières. Puis il scruta la zone qu’il venait de quitter, désormais assez lointaine.
Crétin ! pensa-t-il quand il repéra enfin les gardes.
Les deux hommes étaient installés dans un appentis qui jouxtait les fondations. Le type de baraque de chantier où les ouvriers prenaient leurs repas… Perrin se tendit, mais Tueur ne jaillit pas d’une cachette pour l’attaquer et les deux gardes, à l’évidence, ne l’avaient pas repéré.
Ne distinguant pas beaucoup de détails, il revint près de l’endroit d’où il était parti. Se laissant tomber dans les fondations, il se créa une sorte de perchoir de terre où se tenir pendant qu’il observait la baraque.
Oui, il y avait bien deux types. Des Asha’man en veste noire. Plissant les yeux, Perrin crut les reconnaître. Aux puits de Dumai, ils avaient contribué à sauver Rand. Donc, ils lui étaient fidèles, non ? Le Dragon avait-il envoyé de l’aide à son vieil ami ?
La Lumière brûle ce gaillard ! pensa Perrin. Pour une fois, il n’aurait pas pu s’abstenir de faire des mystères…
Cela dit, même des Asha’man pouvaient être des Suppôts. Perrin envisagea de sortir de son trou pour savoir ce qu’il en était.
— Des outils brisés, dit soudain Lanfear.
Quand il vit qu’elle était debout avec lui, observant aussi les deux hommes, Perrin en sursauta de surprise.
— Ils ont été convertis, dit-elle. J’ai toujours trouvé que c’était une perte de temps. Dans le processus, on perd toujours quelque chose. Les gens qui viennent de leur plein gré sont de bien meilleurs serviteurs. Ceux-là sont loyaux, c’est vrai, mais en eux, on a soufflé l’étincelle. Tu sais, ce rien indéfinissable qui fait que les êtres sont des êtres…
— Moins fort…, souffla Perrin. Que veux-tu dire par « convertis » ?
— Treize Myrddraals et autant de Seigneurs de la Terreur. C’est si primitif. Et un tel gaspillage d’énergie.
— Je ne comprends pas.
Lanfear soupira, comme si elle était obligée de faire l’école à un enfant.
— Les gens qui savent canaliser peuvent être convertis, c’est-à-dire forcés à vénérer les Ténèbres, quand les bonnes conditions sont réunies. M’Hael a eu du mal, ici, à gérer le processus aussi bien qu’il aurait dû. S’il veut convertir des hommes, il lui faudra treize femmes.
Perrin se demanda si Rand savait qu’une telle chose pouvait arriver aux gens. Ses ennemis lui réservaient-ils le même sort ?
— À ta place, dit Lanfear, je ferais attention avec ces deux-là. Ils sont puissants.
— Voilà pourquoi tu devrais parler moins fort, souffla Perrin.
— Foutaises ! En ce lieu, il est facile de détourner les sons. Même si je criais à tue-tête, ils ne m’entendraient pas. Ils sont en train de boire, tu le vois ? Du vin qu’ils ont apporté. Bien entendu, ils sont ici en chair et en os. Je doute que leur chef les ait avertis du danger que ça représente.
Perrin regarda de nouveau les gardes. En rigolant bêtement, ils sirotaient leur vin. Soudain, le premier bascula de son siège et l’autre ne tarda pas à l’imiter.
— Qu’as-tu fait ? demanda Perrin à Lanfear.
— De la fourche-racine dans le vin…
— Pourquoi m’aides-tu ?
— Parce que j’ai de l’affection pour toi, Perrin.
— Mais tu es une Rejetée !
— J’en étais une, oui… Hélas, on m’a dépouillée de ce privilège. Le Ténébreux a découvert que j’entendais aider Lews Therin à remporter la victoire. À présent, je…
Elle se tut et regarda une fois encore le ciel. Que voyait-elle donc dans ces nuages ? Comme un peu plus tôt, elle pâlit et ne tarda pas à se volatiliser.
Perrin essaya de décider que faire. Bien entendu, il ne pouvait pas se fier à Lanfear. Pourtant, elle se débrouillait très bien dans le rêve des loups. Par exemple, elle réussissait à se matérialiser près de lui sans que le moindre son annonce son arrivée. C’était plus difficile que ça paraissait. Pour réussir ça, elle devait réduire au silence l’air qu’elle déplaçait en se matérialisant. En plus, il lui fallait empêcher ses vêtements de faire du bruit. Bref, ça demandait une sacrée coordination.
Choqué, Perrin s’avisa qu’elle avait aussi réussi à masquer son odeur, ce coup-ci. Son parfum, celui d’un doux lilas nocturne, il l’avait capté après qu’elle se fut adressée à lui.
Décontenancé, il sortit de son trou et approcha de la baraque. Les deux types ronflaient comme des sonneurs. Qu’arrivait-il quand on dormait dans le rêve ? En principe, on aurait dû retourner dans le monde réel. Mais ces deux hommes étaient là en chair et en os…
En pensant à ce qu’ils avaient subi, le jeune homme frissonna.
— Convertis ?
C’était bien le mot utilisé par Lanfear. Dit comme ça, ça semblait injuste, comme destin…
Parce que tu crois que la Trame est juste ? songea Perrin tout en fouillant la baraque.
Il trouva la pointe des rêves enfoncée dans le sol, sous la table. Cette pièce de métal argenté ressemblait à un long pieux pour tente, n’étaient les symboles gravés sur toute sa longueur. Similaire à celle qu’il avait déjà vue, elle ne lui ressemblait pourtant pas en tout point. Il l’arracha de terre et, main sur son marteau, attendit l’arrivée de Tueur.
— Il n’est pas ici, dit Lanfear.
Perrin se retourna, marteau au poing.
— Quand vas-tu cesser d’apparaître comme ça, femme ?
— Il me cherche, fit la Rejetée en jetant un coup d’œil au ciel. Je ne suis pas censée pouvoir faire ça, mais il devient soupçonneux. S’il me trouve, il sera sûr de son fait, et je finirai mal – capturée et carbonisée pour une éternité.
— Tu espères que j’aie pitié d’une Rejetée ? lâcha Perrin.
— Je choisis mon maître, dit Lanfear en le dévisageant. C’est mon prix – sauf si je peux trouver un moyen de me défiler.